Chapitre 1

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    Je fixe la tasse de café posée en face de moi, en essayant de me remémorer la dernière fois que j'en ai bu. Il y a bien longtemps, cela va de soi. Je me concentre alors sur le bruit de fond, comme j'ai appris à le faire, afin d'être constamment au courant de ce qu'il se passe en dehors de mon champ de vison. Mais je ne quitte pas la tasse des yeux, sachant pertinemment que je suis filmée. Je dois toujours contrôler mes moindres faits et gestes, ma survie en dépend. Du moins... Elle en dépendait. Aujourd'hui je ne sais même pas quel comportement adopter, que penser. Je suis tellement perdue...

    Je commence une liste mentale de ce qui me parvient aux oreilles. Des clapotis de clavier, provenants sûrement des bureaux devant lesquels je suis passée et dont les policiers, qui se tenaient derrière, me dévisageaient sans aucune retenue. Le capitaine Beaumat m'a prévenu, cette affaire avait fait beaucoup de bruit et allait, désormais, en faire d'avantage. Je vais attiser une grande curiosité, voilà clairement ce qu'il voulait dire.

    J'entends également un grand brouhaha, signe qu'il y a du monde aujourd'hui, au commissariat. Je me demande si Tristan se trouve parmi tous ces gens. C'est lui qui m'a sorti de cet enfer, un peu trop tôt à mon goût, certes, mais il m'a tout de même sauvé. Mais m'attendra-t-il ? Après cette soirée, je ne suis plus sûre de rien. Mais j'avais besoin de cela, il fallait qu'ils payent, que je me venge. Autrement je n'aurai même pas pu espérer vivre une journée de plus tant la rage était forte, à l'intérieur de moi.

-Bien, soupire soudainement une voix masculine en rentrant dans la petite salle où l'on m'a installé.

    Je ne relève pas les yeux de la tasse blanche comme neige, mais sursaute violemment. Le traumatisme de cet enfer est marqué au fer rouge dans mon esprit et je n'ai aucune certitude quant à ma capacité de m'en remettre un jour. Ils n'ont pas seulement détruit ma vie, ils m'ont détruit avec.

    Le lieutenant Gary, un quarantenaire au crâne dégarni, me regarde avant de s'enfoncer dans son siège. Je l'ai rencontré il y a quelques heures à peine, lorsqu'il s'est chargé de me ramener moi et mes deux amies ici, en voiture. Le trajet a été court mais chargé d'émotions pour nous trois. Nous n'avons pas parlés, nous nous sommes contentées de nous serrer les mains en guise de soutien et d'observer le monde extérieur, que nous n'avions pas vu depuis un certain temps. Et le lieutenant l'a bien remarqué, si j'en déduis ses coups d'œil réguliers et ses semblants de sourires, visibles à travers le rétroviseur.

-Je viens de finir d'interroger toutes les filles du Manoir, commence-t-il d'un ton lent et rassurant. Elles vous considèrent toutes comme leur héroïne, celle qui les a sauvé de tout cela.

    Gardant toujours le silence, je relève une de mes jambes sur la chaise, chaussée de baskets ne m'appartenant pas, et resserre la couverture autour de moi que l'on m'a donné en arrivant ici. J'hésite encore si c'était dans l'intention de me réchauffer en cette nuit fraîche, ou de me couvrir pour éviter d'être mal à l'aise, ne portant qu'une mini-jupe et un haut si court que mes seins en sortent presque. Car soyons honnête, si quelqu'un devait être mal à l'aise à cause de cette tenue, ce ne serait pas moi, ayant perdue ma pudeur depuis bien longtemps. Ou alors c'était pour cacher tout ce sang séché sur ma peau. Probablement un peu des trois.

-J'ai également appris que c'est vous qui avez imaginé, organisé puis appliqué cette évasion, continue-t-il en éparpillant quelques feuilles sur la table entre nous. J'ai été impressionné par celle-ci, vous êtes très maligne.

    Mon regard se perd dans la profondeur du délicieux liquide se trouvant dans la tasse et je ne pipe mot. J'entends ce qu'il dit, je ne suis pas forcément en accord avec puisque Tristan m'a beaucoup aidé, mais je l'écoute. Il soupire doucement et pousse une photo sur la table, vers moi. En posant les yeux sur celle-ci, mon souffle se coupe. Je tente alors de ne rien laisser paraître, mais avec toute la nostalgie, les regrets et la tristesse qui m'envahissent, cela devient compliqué.

    Je dévisage la jeune fille souriante et épanouie que j'étais et des larmes me montent aux yeux. Je peine à me reconnaître tant j'ai changé. Pas seulement physiquement, mais mentalement. Mon âme a été souillée, violée, je ne pourrai plus jamais redevenir cette fille innocente et heureuse.

-Ceci est la photo que vos parents nous ont transmis lors de votre disparition. Elle a fait le tour du pays durant plusieurs mois, dit-il d'une voix basse, comprenant mon trouble. On vous a cherché partout, Sophia.

-Sophia... Chuchotais-je dans un souffle saccadé, tout en frôlant avec mon doigt, mon visage sur l'image. Je m'appelais Sophia.

    Je perçois du coin de l'œil sa mine compatissante. S'il a interrogé les autres filles, alors il sait à quel point nous avons souffert, il sait quel lavage de cerveau, en plus des violences atroces, nous avons subi. Ils ont voulu nous transformer en esclave, nous déshériter de toute indépendance, de notre identité. Nous n'étions plus des êtres humains à part entière pour eux, alors nous n'avions plus à porter de prénoms. Ils nous ont donc attribué des numéros. Tels que les objets que nous étions à leurs yeux.

    Le lieutenant se penche vers moi et murmure d'un ton plus sérieux que jamais :

-Cela fait six ans que vous aviez disparu Sophia, vous êtes la première des victimes de ce réseau. Qu'a-t-il bien pu vous arriver ?

    Alors lentement, je relève mes yeux pour fixer les siens d'un marron foncé et laisse une larme couler doucement le long de ma joue. Elle s'écrase sur mon ancien visage, laissant une tâche rouge sur le front, s'étant imprégné du sang présent sur ma peau. Le sang des monstres.

-Le diable est venu me chercher en personne, soufflais-je sans que le quitter du regard, et il m'a emmené en enfer.

-Racontez-moi tout depuis le début.

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