Marathon

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Celle-ci, on l'appelle la Marathonienne.

Personne ne connaît son véritable nom. Elle est apparue un jour à l'entrée du village, vêtue seulement de son short de course et d'une brassière noire. Sa peau nue ruisselait de sueur et grisait de poussière. Ses cheveux collés s'ébrouaient par-delà leur longueur. Ils se libéraient de leur carcan pour éclater de temps en temps en fouets mi-longs, éclaboussant les échos brûlants du sable.

Ils se rabattaient en claquant sur ses épaules et sa nuque.

Elle venait trouver de l'eau. Cela faisait huit jours qu'elle descendait le canyon, trois qu'elle courait à côté de la rivière à sec. Ses gourdes étaient vides depuis plus de vingt-quatre heures. Elle posait juste un pied devant l'autre, visant le prochain pas. Elle s'apprêtait à s'effondrer, quand elle a aperçu nos maisons.

Elle a vu le puits au milieu de la grand-route. Ses foulées se sont allongées. Elle a couru comme une dératée pour finalement glisser, à genoux, devant l'ouverture. Je l'ai vue ensuite rester sans bouger un moment, indécise, devant la réalité.

Notre puits était à sec depuis un moment...

Ça me fait toujours drôle, même après tout ce temps, de me pencher par-dessus. Il faut vous figurer qu'autrefois, il y avait de la verdure ici. Mais vous le savez bien, allez : la dernière fois que vous êtes venu, vous avez pu vous désaltérer.

Je me suis approché. Elle regardait l'horizon, délaissant le puits ; elle scrutait le sol et ses craquelures.

Elle a fini par se redresser, tournant la tête dans ma direction. J'ai croisé la profondeur de ses iris — leur perdition, aussi. J'y ai lu exactement ce que je savais y trouver. On peut entrer dans un crâne, à travers ce genre d'yeux-là.

J'ai vu, à l'intérieur de sa peau — à l'intérieur de ses os — l'interminable de sa course. Les premiers pas sur l'asphalte des villes, le soulagement ensuite de l'herbe, puis des roches. Je l'ai vue descendre depuis les montagnes, balayant les chemins de ses plantes de pieds nus, butant de temps à autre sur un caillou ; j'ai senti la fraîcheur diminuer au fur et à mesure qu'elle s'enfonçait dans le canyon, et que les pierres se transformaient en sable sous ses pieds. Je l'ai vue cesser de patauger dans le ruisseau pour survoler, sans un mot, son lit de grès.

J'ai vu les crampes apparaître dans ses jambes, les arrêts se faire de plus en plus fréquents. Une seconde, on est capable de courir jusqu'au bout du monde — cinq minutes plus tard, semble-t-il, on ne peut plus trottiner que dans les descentes. Et cette chaleur !

Je ne saurais dire exactement quand le soleil s'est mis à brûler son crâne — brûler dans son crâne. Tout ce que je peux affirmer est qu'il avait carbonisé ses lèvres et raccourci ses veines. Et sa transpiration s'était muée en grumeaux de sel, grêlons poudreux maculant ses abdominaux maigres.

Elle a levé le visage pour observer le ciel, notre ciel de poussière. Notre ciel désolé de bleu.

À l'intérieur du canyon, il n'y avait pas un souffle de vent. Il n'y en avait pas eu depuis longtemps, bien avant son passage.

Si mes souvenirs sont bons, c'est depuis votre visite que le puits est à sec. Qu'il n'y a plus rien pour apporter de l'air à nos Gorges qui s'étranglent.

Mais, bon... nous sommes déjà sous terre...

Je me suis avancé un peu plus encore, cherchant à attirer son attention. Elle ne me voyait pas distinctement : ses yeux larmoyaient trop à cause du sable, de la fatigue, de la soif. Elle n'avait toutefois pas le regard habituel des errants qui passent par ici ; non, elle cherchait véritablement quelque chose. "Quelqu'un ?" me suis-je demandé. J'ai réfléchi à cela en franchissant les derniers mètres qui nous séparaient. "Quelqu'un"...

Il ne m'était pas venu à l'esprit que c'était vous qu'elle cherchait.

Tout ce qui suit s'est passé en un battement de cils. La vue de la Marathonienne a semblé s'éclaircir ; ses paupières se sont écarquillées.

Elle m'a vu. Je me suis avancé vers elle. Derrière moi, les enfants du village se pressaient. Les rangs grossissaient le nuage de poussière. J'étais seul, à dix mètres ; lorsque je me suis finalement arrêté devant elle, nous étions dix mille, dix mille pour un petit hameau de dix maisons — petit hameau que vous avez agrandi.

La Marathonienne nous a considérés, tous autant que nous étions. Elle était seule contre nous, devant nous. Elle a balbutié qu'elle cherchait de l'eau, seulement, répétant cela sans cesse. Nous ne bougions pas...

Elle ne voulait pas vraiment de l'eau. Pas vraiment. Ce n'est pas pour cela qu'on quitte une vallée verdoyante, pas pour aller s'abreuver plus loin dans le canyon. Elle n'était pas non plus là pour constater l'étendue de la sécheresse, cela dit, ni pour écouter le silence des os, des racines mortes — le silence des pierres.

Elle venait vous chercher. Elle vous courait après. Dommage : elle n'a pas couru assez vite. Elle n'est pas partie assez tôt.

En ma qualité de chef du village, je me suis avancé vers elle pour la réconforter. "Tu veux de l'eau ?" lui ai-je gentiment demandé. Elle a hoché la tête. Sa gorge était le chas d'une aiguille. Le blanc de ses yeux s'injectait de sang.

Nous ne ressentons pas la brûlure du désert, nous autres : c'est aux organismes que cela appartient. En ce qui nous concerne, nous vivons plutôt une ère de glace et de cendres.

C'est ce que la Marathonienne a vu en moi, en tous ceux derrière moi. Je lui ai tendu la main ; elle l'a prise.

Elle s'est accommodée de la vie qu'on mène, par ici. Elle a pleinement conscience de son erreur : elle ne cherchera plus à vous attraper.

Vous pouvez vous retourner et la regarder dans les yeux. Elle ne vous saisira pas le bras, elle ne vous empêchera plus d'assécher les rivières et faire mourir les arbres. Elle a compris de quel côté de la chaîne alimentaire elle se situe maintenant — de quel côté nous nous situons tous. Elle sait même que vous êtes revenu sur vos pas pour finir ce que vous aviez commencé dans la vallée ; là où l'on pensait que vous ne viendriez jamais.

Ça lui est égal. Ça nous est égal.

Nous sommes sept milliards à ne plus avoir chaud.

Pages BlanchesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant