Onze heures du matin : l'après-midi est en sommeil. Ça fait onze jours que je n'ai pas dormi. La théière siffle quand elle se remplit, les biscuits sont brûlants. Le café fond sur les dessins inachevés. Il laisse des ronds.
Minuit. J'entrouvre les paupières entre les feuilles mortes de mon livre, je me mets une claque. Dix jours, ou onze. Il y a un tic-tac près de mon oreille, qui ressemble à celui de ma montre — mais je n'en porte plus.
Une heure.
J'ai redoublé un cauchemar, cette nuit encore, ou plutôt je l'ai triplé, ou peut-être même que j'y suis encore. Je ne sais plus quel jour on est. Il y a cet état qui me happe, la torpeur douce de l'horreur, le tournis du sommeil, et il y a cette angoisse, le lutin qui danse sur ma batterie, la pénombre de ma chambre, le texto auquel je n'ai même plus la certitude d'avoir répondu. La nuit est un masque de bouffon ; sur sa tête, quelques grelots scintillent.
J'ai déchiré mes draps en dormant.
J'ai couru sur les toits avec les yeux fermés.
J'AI ENVOYÉ UN TEXTO SANS LE SAVOIR.
Je n'ai pas voulu sortir de ma chambre. Il est deux heures et la confusion ne m'a pas quittée. Je suis sortie du lit, palpant encore l'intérieur de mon cauchemar. J'ai pris mon stylo et commencé à gratter nerveusement mon cahier.
Mon écriture a changé : suis-je bipolaire, ou seulement troublée ?
Je suis dans une gare, j'attends un train. Je prends la correspondance. Je vais avec mon sac de sport vers un bel endroit boisé dont m'ont parlé une bande d'amis, invention de mon cerveau désabusé.
Je me réveille.
Est-ce que mon stylo est toujours dans mes mains ?
Est-ce que vous avez suivi ?
La vie n'est qu'un rêve, la vie n'est qu'un rêve. Je me retourne, je regarde mon portable, j'entrouvre ma porte et les ennuis commencent. De l'autre côté de l'entrebâillement, dans le noir, des frottis et des couinements arrivent en douceur. Je sombre lentement en me mettant une claque. J'aperçois comme un masque, un masque de bouffon.
Je marche vers le bois avec mon sac à bout de bras, ou peut-être sur le dos. Mes pas sont des semelles de chewing-gum. Leur mastication donne un bruit sourd.
Il y a du caoutchouc sur la chaussée — et à mes pieds. J'avance. Le bel endroit boisé n'est qu'un terrain vague auquel on accède au bout de deux stations de tram, en pente, au coin d'un pâté de maisons. J'y arrive, je pose mon fardeau. Il fait nuit. Je sors alors du sac des morceaux de cadavre et je retire mon pantalon. J'y empile la chair. Pas d'enterrement pour la victime dans mon saroual noir — le sol est trop dur et je n'ai pas de pelle. Je sors de mon portefeuille un papier avec son nom et ses coordonnées. Les morceaux d'homme font comme des jambes artificielles à mon pantalon. Une main dépasse de ma ceinture.
Je me réveille. Est-ce que le bouffon faisait partie du rêve ?
Il y a comme des ronflements de l'autre côté de ma porte, alors, j'allume. Je passe dans mon salon, dans ma cuisine, dans ma salle de bains.
Toutes les lumières se mettent en marche. Versailles. Je ré-éteins tout. On va pouvoir dormir, maintenant. Je m'allonge, et je sais qu'en refermant les yeux, je vais tout retrouver, je ne me fais pas d'illusions. Alors je me tourne, je me retourne, je cherche à penser à autre chose.
Tout ce qui me revient c'est cette main. Elle me pointe du doigt parce que son index est resté tendu, c'est un cadavre pris sur le vif, rigidifié bien comme il faut. Il n'y a pas de sang ni rien, on dirait même du latex. Et ça ne sent pas. Pourquoi ça sentirait ? C'est un rêve ! Je me pelotonne sous ma couette. Je regarde mon portable. Je réponds à un message.
La porte entrouverte est juste derrière moi. Le masque de bouffon siffle, une bise glacée sur ma nuque.
Je ferme les yeux, le cerveau glissant lentement. Deux gars arrivent et me retiennent de balancer autre chose encore dans le saroual. Des plaquettes. Des plaquettes de médocs.
Je me réveille en pleurant. Le masque ricane, derrière la porte. Sur ma batterie, un lutin danse la gigue. Il a des cheveux piquants et des grelots au bout. Il est une nuit étoilée à lui seul, la nuit du diable.
Je me réveille encore. Ma joue est collée aux spirales de mon cahier et mon nez est éraflé sur le dessus. Mon stylo a glissé sous la table. Je constate mon écriture avec un cri : ce n'est pas du tout la mienne.
Je me réveille encore. Je suis de retour dans ce monde de tueurs. La nuit va bientôt se finir et le feu ne veut pas prendre. Il faut se débarrasser du corps. J'ouvre les yeux. Mon placard luit d'un troisième bouffon.
Encore un rêve, et je brûle...
Je reprends conscience dans la douche, nue, glacée sous le jet d'eau chaude. Mes membres tremblent violemment. Est-ce que je suis allée en cours, aujourd'hui ? Est-ce que je suis encore à l'école ? Il faut que je sache si j'ai parlé à quelqu'un. Je me sèche et m'habille. J'ouvre les rideaux.
Il est onze heures du matin.
L'après-midi est en sommeil.
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Pages Blanches
Fiksi UmumUn recueil de nouvelles en construction... J'ai commencé à m'intéresser à ce format suite à une lecture-révélation du recueil "Fantaisies d'Asphalte" d'un ami et collègue, Lucas Musel pour ne pas le citer. Ne le cherchez pas sur Wattpad, il n'y est...