La Porte de tout-ce-que-tu-veux

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  - Eh, mate ça, mec ! Encore un fait divers autour de ce creepypasta !

- Ce quoi ?

- Tu sais, une légende urbaine. Un conte à dormir debout !... D'habitude, ce sont juste les gens d'Internet — le tout-venant — qui nourrissent ces mythes inventés. Mais pour celui-là, on dirait que le gouvernement s'est pris au jeu : c'est le troisième article de presse qui en parle... et ce coup-ci, ça vient d'un journal sérieux !

- Fais voir... Ah ! "Prisonnier de la Porte" ?

- La Porte de tout-ce-que-tu-veux. Tu vois, c'est marqué en sous-titre.

- Oui, oui, j'ai lu.

- C'est un cas de mort subite pendant le sommeil. Individu en parfaite santé, rien trouvé à l'autopsie. Mais la police a mis la main sur ordinateur en fouillant son appartement, et à l'intérieur il y avait un journal vidéo... sur lequel on pouvait voir la victime tomber petit à petit sous son emprise.

- De... ?

- De la Porte.

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- Quelque chose me dit que c'est avec un P majuscule que ça s'écrit.

- Bien sûr. C'est pas la porte de ta chambre, si jamais tu en doutais...

- Ouais. Allez, raconte. Qu'est-ce qu'elle a de spécial ?

)(

- La Porte est une entité que tu rencontres par accident, la première fois. Tu trébuches dessus, pour ainsi dire, au détour d'un de tes rêves.

C'est un immense portail rouge, sur lequel sont peints tous les détails de ta vie. Ta naissance, tes premiers pas, tes échecs... tes réussites. En bas du panneau, tu vois la vérité ; plus tu montes, plus il te semble que quelque chose cloche, et que ce que raconte la grande fresque devant toi n'est pas entièrement exact. Quelque petit détail est enjolivé par-ci, ici tu as embrassé ton béguin de lycée quand en réalité tu ne lui as que vaguement adressé la parole... Là, tu as tenu tête à ton patron tyrannique, ce que tu n'aurais jamais eu le courage de faire en réalité... et ainsi de suite : et plus tu montes vers le haut de la porte, plus tu tombes face à tes regrets revisités, à ta vie réécrite.

Plus tu avances en narration, plus tu commences à croire à ce que tu vois : mais oui, bien sûr que tu as assisté aux premiers pas de ton fils. Comment en aurait-il pu être autrement ? Et quand ta gamine a joué sa pièce de théâtre et reçu une ovation, tu étais celui qui l'avait encouragée à monter sur scène — bien sûr, quel genre de parent n'aurait pas été présent ?

Et ainsi de suite. La fresque transforme ta mémoire, comme ton imagination remodèle tes souvenirs, les transforme pour qu'ils deviennent des fantasmes.

- Et lorsque tu arrives au présent ? Si, par exemple, tu as quarante ans, et que tu arrives à l'année quarante ? Il se passe quoi, la fresque s'arrête ?

- Non, tu t'en doutes. Elle continue. Quelle difficulté à remplacer l'avenir par un fantasme, quand on a déjà fait cela au passé ?

Généralement, cependant, c'est à ce moment-là que tu te réveilles, les premières fois. Tu n'as pas souvenir de ce rêve, seulement... Seulement, ta mémoire est vivace sur d'autres événements, ce moment où tu as embrassé ton béguin de lycée, par exemple. Pourquoi y repenses-tu maintenant ? Cela fait tellement longtemps... Et puis, il te faut absolument retrouver les photos de la pièce de théâtre de ta fille, ça lui fera tellement plaisir de les revoir !

Et tu cherches les photos, et tu ne les trouves pas, évidemment. Tu vas parler à tes amis d'anecdotes que tu tiens pour vraies — cette fois où tu as tenu tête au patron ! — et ils ne voient pas de quoi tu veux parler. Voire, ils te traitent de menteur. Et tu ne comprends plus rien : on doit te faire une mauvaise blague.

La nuit suivante, c'est avec soulagement que tu retrouves la porte, la grande porte rouge. Tu vois sur la fresque ta journée passée, et tu constates que tes amis se rappelaient bien de cette fois où tu as tenu tête au patron. Que tu as retrouvé les photos. Que ton béguin t'a rappelé...

Tu te réveilles. Tout recommence.

- Et tu perds peu à peu conscience de ce qu'est la réalité ?

- Uniquement quand tu es éveillé. Peu de gens se rappellent réellement leurs rêves : toi, par exemple, tu saurais me dire de quoi tu as rêvé la nuit dernière ? Dans sa totalité ?

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Au bout d'un certain temps, tu es tellement confus en journée que ton seul plaisir se trouve la nuit, lorsque tu retrouves la Porte. Elle referme sur toi son emprise, insidieusement. Tu passes tes nuits à contempler cette vie rêvée qui se peint sur elle, persuadé qu'elle est bien réelle et que tu l'as bien vécue. Jusqu'au jour où ta réalité devient un rêve, et le rêve ta réalité : tous les matins, tu te réveilles pour plonger dans un cauchemar dont seul le sommeil te tire.

C'est alors que la poignée apparaît : une porte, après tout, ça mène toujours quelque part.

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- Elle n'avait pas de poignée, jusque-là.

- Non.

- Et quand elle apparaît ?

- Tu la prends dans ta main. Tu ne peux pas t'en empêcher : ta main se lève, prend le bouton de métal.

Alors, toute la fresque de ta vie disparaît, et à la place, ce signe apparaît :

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Tu tournes alors la poignée et cherches à ouvrir, et tu te rends compte que c'est verrouillé. Et c'est là que tu réalises que toute ta vie a été aspirée de la Porte, par une chose qui se trouve derrière toi.

Et tu pensais, tout ce temps, que tu te trouvais à l'extérieur et que la Porte servait à entrer ; tu comprends seulement à ce moment que tu es dedans, depuis le début, enfermé. Et la Porte est celle de ta prison, et toute ta mémoire ayant été drainée par la Chose derrière toi, tu n'as plus rien de ta vie à l'intérieur de toi.

Alors, tu meurs dans ton sommeil.

)(

- Wow.

- Oui, hein.

- Comment fait-on pour ne pas rêver de la Porte ?

- C'est ça, le problème : on ne le peut pas. Et tu n'en as pas conscience, quand ça t'arrive ; le seul indicateur, ce sont les faux souvenirs. Si tu commences à parler à tes copains de trucs qui ne sont pas vraiment arrivés, alors c'est que la Porte s'est refermée sur toi.

- Mais il y a bien une solution, non ? Comme quand j'ai sauvé ce chaton malade, alors qu'on le croyait condamné !

- ...

- Quoi ?

- On n'a pas pu le sauver, mec. Il est mort chez le véto. Tu ne t'en souviens pas ?

Pages BlanchesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant