La boîte à mutisme

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Pour Cyril.


Ne jette pas ma boîte à musique ! Tu la dis silencieuse, mais, tu vois, tu n'as pas vraiment bien écouté. Il y a des sons tout autour de toi, des mécanismes invisibles, des voix muettes. Rien que le cliquetis des engrenages de ta montre est une symphonie complète. Écoute. Tu ne vois pas ? Bon. Le silence n'existe pas.

Cette boîte m'a été offerte par un vieux maître de mon jeune temps. Tu t'imagines un vieillard barbu, ermite, perché sur une montagne bleue ? Mon maître à moi était un chef, un businessman imberbe contemplant le monde depuis les structures de son gratte-ciel. C'était un homme de pouvoir ; un homme au cœur honnête et bienveillant, comme il est si rare d'en trouver là-haut. C'était un peu le Monsieur Madeleine du monde de l'entreprise, tu vois... Il avait monté sa propre boîte de zéro pour arriver au rang de puissance internationale. Il employait son temps et son argent à aider les autres. Il ne prélevait que ce dont il avait besoin pour vivre, vivre dans un appartement modeste, pas la misère non plus, hein, mais rien de luxueux. Il respectait les règles. Il respectait les gens. Quelqu'un de bien. Il supportait quotidiennement une pression folle, tout le monde le demandait, à droite, à gauche, il passait son temps en réunion, il passait chaque détail en revue, il se donnait, corps et âme, à son travail. Rien ne se mettait bien longtemps sur son chemin, entre lui et les plaies de l'humanité qu'il tentait tant bien que mal de soigner, à renfort de constructions et de subventions, çà et là. Il faisait ouvrir des écoles et des hôpitaux. Tout ce qui était en son pouvoir pour éviter le gaspillage de matière, de temps et d'émotions, il le mettait en œuvre.

Toujours sollicité par son travail, il avait la réputation d'être à peine réel, comme une espèce de dieu ou d'ange qui apparaîtrait le matin à huit heures, au bureau, pour disparaître le soir, quelque part, dans le néant. On ne savait rien de lui — il ne répondait pas aux questions personnelles. Il ne s'énervait jamais, poli, toujours calme. Et toujours, les gens s'étonnaient, mais ne disaient rien.

Comment ? La boîte, cassée ?... Attends, l'explication arrive.

Je l'ai rencontré alors que je m'étais faufilé, par effraction, sur le toit de son gratte-ciel bleu acier qui dominait la ville. Moi, j'étais déjà une espèce de voyou, à l'époque, et je me fichais des conséquences de mes actes. J'avais entendu dire que le coucher de soleil était magnifique du haut de cet immense building et je l'avais bêtement escaladé, comme c'est plutôt facile quand on a deux-trois notions de non-gravité, et qu'on ne tient pas à la vie. Je m'en fichais, je n'avais aucune attache. J'avais l'imprudence et la colère des adolescents orphelins.

J'ai failli tomber trois fois durant mon ascension ; toujours bêtement. J'étais les pieds dans le vide, à un moment, crispé seulement du bout des doigts sur un appui de fenêtre. Il n'y avait personne en bas, j'avais choisi le pan de mur au-dessus de l'impasse à poubelles. J'ai compris à cet instant que je pouvais aussi bien glisser et mourir. Je ne sais pas pourquoi j'ai tenu, tu sais, j'avais même décidé de lâcher l'affaire. Mais je me suis hissé sur le balcon au-dessus de moi, et j'ai continué.

J'ai atteint le toit du gratte-ciel assez vite, parce qu'il y avait un escalier de service qui longeait le mur, sur une bonne portion de la façade — j'ai pu me reposer un peu. Une fois là-haut, les premières lueurs cramoisies explosaient en silence, sous l'horizon et mes doigts écorchés. J'étais à l'heure, tremblant et frissonnant dans la brise douce qui gelait ma sueur. La ville entière s'étalait à mes pieds, bleue comme une estampe japonaise, avec ses tourelles de cathédrales et ses coupoles de stades. J'étalais du sang sur mon visage en essuyant mon front, des mèches de cheveux bruns embrassant gluamment mes tempes. J'avais de la magnésie sous les ongles, tout plein de ma magnésie blanche de mauvaise qualité. Je n'entendais de la ville que mon propre souffle, si fort que je n'ai pas tout de suite remarqué le grand homme debout contre la balustrade de son gratte-ciel, le grand homme aux cheveux gris qui regardait la ville de ses yeux bleu acier, une boîte à musique à la main.

Je ne savais pas quoi faire, tu comprends, il y avait ce businessman tiré à quatre épingles, juste devant moi, et j'étais là, dans mes vêtements rouges et débraillés, les joues en feu, les cheveux en bataille, j'étais là par effraction, sur sa propriété à lui. Je ne le connaissais pas, mais je savais que cet immeuble lui appartenait ; je le savais comme je l'ai toujours su. Je les ai vues passer devant mes yeux, tu sais, les nuits dans les dortoirs de prison, les nuits solitaires — si j'ai de la chance. J'ai vu les uniformes, les sorties en rang, les douches communes. Je me suis dit : « Autant me jeter tout de suite dans le vide ! » J'étais un de ces petits oiseaux effarouchés par les cages. Je vivais et mourais de liberté.

De toute façon, il s'est retourné avant que j'aie pu prendre une décision, et m'a fait signe d'approcher, tout en rangeant dans sa poche la boîte à musique. Je n'ai pas pu faire autrement que d'obéir. Ce n'était pas une question d'autorité naturelle, ou du magnétisme des yeux d'un serpent dans ceux d'un lapereau ; c'était la certitude qu'il ne m'arriverait rien, tout compte fait, certitude qui me venait d'une lueur au fond de ses yeux gris.

Il me voulait du bien.

Je me suis approché et accoudé à la balustrade à son côté. Il m'a demandé mon nom, mon âge. Il m'a demandé si je n'avais pas froid, et, comme la réponse m'embarrassait, il a spontanément enlevé sa veste pour la passer autour de mes épaules. Il n'a rien dit au sujet de l'effraction. Nous sommes restés là en silence, lui regardant la ville et moi regardant le ciel.

J'ai fini par moins trembler, grâce à la veste qui me réchauffait, et les idées me sont revenues, de plus en plus claires. En même temps, mon businessman sortait de nouveau de sa poche sa petite boîte à musique et en tournait la moulinette, et aucun son n'en sortait, tandis qu'une émotion bouleversante se peignait sur ses traits. Je lui ai demandé : « Elle est cassée ? » et il a secoué la tête en souriant, les larmes aux yeux. Il y avait autre chose derrière cela, je le sentais. Il m'a raccompagné jusqu'en bas du building et a appelé un taxi. Je suis rentré chez moi.

J'ai ensuite imaginé mon businessman des jours durant, sa vie privée, son travail, tout. J'aurais pu me renseigner — j'ai préféré le rêver. J'en ai conclu tout ce que je t'ai déjà dit. Il était l'illusion pensive sur son gratte-ciel, l'hallucination offerte à mes yeux abusés par l'adrénaline et le haut vol de ma conscience. Il était les décharges dans mes doigts meurtris, les bouts de verre fouillant continuellement mon cœur. Et je voyageais sur son image, au-dessus des toits de la ville, des velux, des antennes télé. Je bondissais de toit en toit, heureux comme le vent. Je vivais à travers une musique inexistante, à travers une boîte à mutisme.

C'est trois jours trop tard qu'on a retrouvé mon corps, tout en bas du building. J'étais mort, froid, étalé silencieusement sur le bitume gris. J'avais dans la poche ma boîte à musique fétiche, celle qui me jouait Douce Nuit quand je n'arrivais pas à dormir. Celle qu'on t'a envoyé par la poste, par un concours de circonstances rocambolesque. La chute en a brisé le mécanisme. Tu t'en désintéresseras vite, et tu auras raison ; ce qui fonctionne a toujours plus d'intérêt. Mais peut-être que tu la retrouveras, un jour, dans longtemps, quand tu seras très vieille, et que tu repenseras à ce jeune homme imprudent qui était ton ami, quand tu avais vingt ans.

À ce jeune homme qui a laissé derrière lui un engrenage cassé, dans une chute d'au moins deux cent mètres — d'après les experts et le businessman qui a enveloppé mon cadavre d'une veste de costume. Et peut-être, tu approcheras alors ma boîte à secrets de ton visage, pour entendre un tout petit frémissement de quartz, entre deux rouages invisibles. Un tout petit frémissement de cœur d'oiseau effarouché, qui te racontera cette histoire.

Ne jette pas ma boîte à musique.

Pages BlanchesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant