Esteban

1 0 0
                                    


ESTEBAN E(S)T LE TEMPS

(Chronique d'une gueule de bois)

« Il pourrait bien neiger. »

Je lève un œil hagard vers la fenêtre, m'extirpant la tête des bras. Le sommeil embourbe la partie droite de mon cerveau. Le ciel est couvert et la chape de plomb ne descend pas de mes paupières. Neiger, répète mon oreille endolorie, comme un écho interne. Il pourrait bien neiger. Esteban vient de dire « Il pourrait bien neiger », et son rire ponctue la phrase. Je me rends compte que je parle au présent. Que je pense, enfin. Enfin, que je pense. Que je pense au présent.

Je m'écarte de la table, redresse la tête, redresse le dos. Je les regarde. Ils se matent des vidéos, snappent leur portable, font des selfies. La déconnexion totale, tous dans la même pièce, les yeux avalés par l'écran. Esteban est seul à regarder le ciel, à regarder la neige et les premiers flocons, les cotons d'avoine recrachés par le géant gris. Son poing s'abat sur Terre. Le chalet sera vite englouti.

- C'est bon, je réponds, j'ai compris.

Je pose le plat de la main sur la table, je repousse la chaise et je me lève. Ils sont tous là, pliés en avant, la nuque cassée. Les yeux leur sortent par la tête. Ils se déplacent de temps en temps d'un pied sur l'autre, malléables comme des poupées. J'en pousse un du bout du doigt et il vacille, avant de revenir en place. Je titube, un renvoi d'alcool brumisant mon champ de vision.

- Es', faut je gerbe. S. Eh. Hé ! Faut que je gerbe.

Pas de réaction ; la musique d'un portable s'allume seulement, sur haut-parleur, un R'N'B autotuné qui accélère ma fuite en avant. Je me frotte les yeux, je me pince le nez, je fais demi-tour et je me jette dans les chiottes les plus proches, le visage dans la cuvette, la toux sale me remuant la gorge. Je crache, je halète, JE SUIS DARK VADOR ! Je suis mal, mal, mal, la partie droite de mon cerveau me le signale. Es' me pose la main sur l'épaule. Es'. S. L'auto-tune larsène, S. m'assène :

« Il pourrait... »

Dans le même temps, il appuie légèrement sur ma nuque et mon visage s'enfonce dans les effluves de javel âcre. Je glougloute par saccades, suffoquant. Difficile de se dépêtrer de cette situation ; difficile. Je revois ma tête dans mes bras, les verres qui se succèdent, la soirée qui commence... J'étais invité chez un autre, à l'initiale.

Ils sont entrés chez moi, au milieu du rien, l'un après l'autre.

J'étais content.

Personne ne me rend jamais visite.

Ils ont observé l'intérieur, les tapis, les meubles, les horloges sur le plan de travail et tous ces petits mécanismes sur lesquels je m'abîme les yeux ; ils ont trouvé ça beau.

J'ai pointé du doigt les rouages, expliqué le quartz.

L'un d'eux a pris un selfie avec ma montre préférée, la toute première que j'ai réalisé.

Je l'ai agitée en leur parlant du temps.

Le temps !

Le temps, leur ai-je dit, le temps c'est quoi, on n'en sait rien, mais... ça ! Tout ça, c'est nous qui avons décidé ce que c'est, le temps.

Les horloges, oui, c'est l'explication arbitraire du temps. Je leur ai parlé de la théorie de la relativité, et puis... Un peu de physique quantique ! Si l'on met deux horloges atomiques réglées à la nanoseconde près l'une au-dessus de l'autre, celle du dessus avance plus lentement. Pourquoi ? Le temps, c'est la gravité. Le temps, c'est physique ; la gravité est une pute. C'est à cause d'elle qu'on vieillit.

Pages BlanchesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant