C'était un homme utile. Clefs, marteaux, tournevis, il avait tout en lui. Partout où il allait, les gens le voyaient comme un sauveur. Il réparait les baignoires, les grille-pains, les machines à laver. Il avait même une fonction « écoute » pour recoller les cœurs brisés.
On l'aimait bien au village. Il se nourrissait de restes, toujours là, fouillant dans les poubelles et rafistolant les âmes. On le regardait assez peu ; sa présence était acquise. Il réparait le choses ; moi, je les brisais. Et toujours, quand je fermais les yeux, son image s'imposait à moi.
Je l'ai rencontré un froid matin d'octobre, suspendu à sa boîte aux lettres par un bout de clef magique accroché à son pantalon. Ses pieds touchaient à peine le sol ; il était en équilibre, la main crochetant le haut d'une marche à deux mètres de hauteur. Son bassin était levé. Il ne pouvait pas porter ses outils plus haut que la ceinture ; aussi, c'était parfois gênant pour lui.
Moi, je trimballais mes casseroles aux pieds, celles qui sont là pour casser le silence. Il le réparait d'un regard. Je passais toujours avant lui là où il fallait faire du bien, pour faire un peu de mal avant ; sinon, il ne se passe rien.
C'était la première fois que je me retournais, pour constater son existence. L'homme qui répare. Il avait quelque chose à la place du cœur, qui n'était pas un cœur je pense, mais comme un engin qui fonctionne mieux. Il en faut, du rythme, pour réparer tout comme ça. Partout où il allait, les fleurs repoussaient ; celles que j'avais fait faner.
Je l'ai observé de derrière le mur, en ce froid matin d'octobre, n'osant pas m'approcher de peur de le faire tomber. Son équilibre était précaire. Il s'amusait de sa posture ridicule, et moi, je me couvrais la bouche pour qu'il ne fuie pas. Son rire était clair comme un carillon neuf, une sonnette de vélo. Celle que je venais d'écraser de ma semelle pour la lui laisser là, à réassembler ; sans doute rirait-elle de son rire, une fois soignée.
J'ai suivi l'homme utile tout le long d'une journée, dans sa tournée de planches clouées et de vitres remodelées. Les outils lui sortaient magiquement des mains et se transformaient à sa guise, partie intégrante de sa chair et entités indépendantes à la fois.
Moi, je me faisais toute légère en passant, pour ne pas lui rendre la tâche trop dure le lendemain ; c'était délicat, un peu comme de se retenir de respirer trop fort. Je ne laissais qu'une lézarde au mur par-ci, un accroc à l'écharpe par-là. Parfois, j'ébréchais un verre par accident et je m'en mordais les doigts. Je ne voulais pas lui déplaire. Il annulait mes dommages de la veille juste comme ça, avec patience... une patience d'ange.
Il faut beaucoup d'adresse pour soigner ; pour abîmer, seulement de la maladresse.
Je l'ai suivi toute la journée, et le jour suivant aussi. Je voulais voir sa tête devant le peu d'étendue des dégâts ! Ça l'a rendu heureux. Du moins, je crois. J'avais arrêté de fourrer mon nez dans les histoires d'amour et tout allait pour le mieux. Je m'étais retirée des problèmes familiaux, j'avais laissé fonctionner les moyens de contraception. En fait, petit à petit, tout se passait comme si je n'avais jamais été là, et les gens du village étaient contents, et l'homme utile gagnait en repos et en tranquillité.
Un matin, pourtant, je me suis réveillée avec la sensation d'une bizarrerie. Quelque chose clochait. Sortant de mon lit fracassé, j'ai jeté un coup d'œil à mes mains, que je sentais engourdies. Elles avaient un peu enflé. J'ai fait mon chemin jusqu'au miroir brisé au fond de ma chambre aux murs troués, au papier peint soufflé, aux tapis déchirés.
Je me suis regardée bien en face.
Mes yeux déteignaient vers le blanc, mes joues gonflaient comme sous le coup d'une apnée. En écartant les pans de ma chemise de nuit, je vis mon cœur qui n'était pas un cœur, mais un peu plus, se tortiller dans tous les sens, comme au bord de l'explosion. Et puis, quelqu'un a frappé à ma porte.
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Pages Blanches
Художественная прозаUn recueil de nouvelles en construction... J'ai commencé à m'intéresser à ce format suite à une lecture-révélation du recueil "Fantaisies d'Asphalte" d'un ami et collègue, Lucas Musel pour ne pas le citer. Ne le cherchez pas sur Wattpad, il n'y est...