Trou Noir

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D'abord, c'était le vide. Le grand rien. J'étais quelque part entre deux cosmos, entre deux organes.

Un jour, on m'a fait sortir de là. D'abord, c'était des mots, des mots libres comme l'air, prononcés à haute voix, et puis il y a eu comme un bruit sourd, un claquement, et brusquement les mots avaient disparu et j'étais à leur place, gambadant dans mon propre univers, dans le vaste monde. Je n'entendais même pas le bruit répété de mon existence, les tapotements qui avaient suivi le claquement premier, ou même les syllabes prononcées à voix basse. Je n'avais aucune conscience de tout ça, moi, et qu'est-ce que vous vouliez que j'en sache ! J'avais une vie, des parents, des amis, et puis tout pour être heureux.

J'ai grandi dans une ville proche de la capitale ; avec les copains, on allait souvent boire des coups à la base de loisirs abandonnée, amoureux de notre banlieue pourrie. On tapait les cannettes à grands jets de cailloux, on chipait les cigares, on séchait les cours. Tous les soirs, je rentrais en vélo avec deux ou trois camarades et on discutait en roulant, tandis que les klaxons râlaient et que les phares nous éblouissaient.

On n'était pas méchants, bons à rien seulement, et puis, farceurs, on aimait rigoler, ça c'est clair. On passait les nuits de plus en plus haut sur les toits, et les cailloux partaient de plus en plus loin ; parfois, j'essayais de buter ces andouilles d'étoiles, ou bien d'atteindre ce grand dadais de soleil.

Et puis, nous étions en forme, tous autant que nous étions. Jamais une maladie, jamais une bagarre qui tourne mal. Et ainsi, nous allions sur nos vingt ans, et certains quittaient la ville, et moi, j'allais tenter ma chance à la capitale.

On avait des écoles, chez moi, mais pas d'assez grandes pour un lascar dans mon genre, prêt à voler la vedette aux stars débiles, gruger le sauvetage du monde, truander la révolution. Alors j'ai larciné mon diplôme, premier as de l'école, et puis j'ai attendu le boulot, celui qui me revenait de droit et allait me mettre sous les projecteurs.

C'est là que quelque chose a cessé de coller, vous voyez ; c'est là que j'ai compris qu'il y avait un os. On ne peut pas rater une chose pareille, dans la vraie vie ; quand on est appelé à briller plus fort que les autres, surtout si on vient de loin, c'est inévitable, on brille !

C'est là que j'ai compris, oui, ou plutôt que j'ai commencé à soupçonner le problème ; mais je n'osais pas encore lever la tête, enfin, je n'y pensais pas. Seule, cette éventualité me glaçait le sang, me réveillait, me mettait même les larmes aux yeux, parfois, dans le noir — quand il commençait à courir sur les murs de drôles de monstres, quand les étoiles s'avalaient en elles-mêmes, là-haut, à cause de la pollution.

La pré-fin, ça a été mes dents ; elles ont commencé à bouger, imperceptiblement d'abord, et puis de plus en plus vite, avec les aiguilles du vent, comme des temples incertains. Je rêvais sans cesse de leur chute, de leur arrachement ; elles restaient en place, pourtant, et aucun dentiste ne les trouvait anormales.

Je les sentais, au fond de ma gorge ; les tremblements étaient parfois si intenses, si vastes qu'elles s'enfonçaient dans mon palais ou mes lèvres, ou même parfois qu'elles me faisaient saigner de la langue. Je crachais du rouge dans le lavabo. La langue, les lèvres, tout cela n'était plus qu'une bourbe infâme que je croisais tous les matins dans le miroir, mais je continuais quand même mes activités, avec de moins en moins d'espoir de succès. Et puis, un matin, ça a été la fin, la vraie. Je me suis réveillé avec un trou, un trou à la place du cœur.

On ne sait pas une telle chose possible, avant qu'elle vous arrive vraiment. J'ai écarté mon pyjama alors que c'était le début de l'automne et là, dans ma poitrine, il y avait un gouffre énorme, pas de sang, pas de cœur. Ce n'était évidemment pas purement visuel ; je ressentais le vide, là, comme une tristesse non palpable, avec un peu de colère dedans, et beaucoup de cette peur où palpite le monde. Oui, c'était le monde entier qui s'était retrouvé dans ma poitrine, je le voyais bien ; à travers mes côtes, ma banlieue pourrie palpitait joyeusement, avec les étoiles et ce con de soleil ; le métro ouvrait ses portes sur des fournées de voyageurs, les burnouts s'accumulaient en entreprises, les SDF bac plus cinq dormaient sous les ponts, les hommes s'entretuaient aux quatre coins du globe, et puis soudain, c'était la bombe, la bombe atomique, cœur CRAC !

J'ai levé la tête.

Par-dessus mon univers, deux yeux un peu embêtés dévisageaient mes entrailles ouvertes. Au niveau de mes trois quarts, à peu près, un gros trou noir occultait un mot, un mot traversé d'une plume trop vive — un mot percé au stylo, à côté du cœur.

J'ai rencontré les yeux de mon auteur. Ensemble, nous avons larmoyé, puis éclaté de rire. J'étais tellement soulagé ! Dans la réalité, quand on est appelé à briller, on brille. Sinon, ça ne peut pas être vrai, hein ?

Pages BlanchesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant