The End

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 "C'est la fin, ma belle amie."

Elle regardait par la fenêtre du train qui la ramenait chez elle. Elle écoutait une compilation sur son vieux baladeur, un CD qu'il avait gravé. Les distorsions d'Ozzy, les overdrives de Jimi. Ils passaient, comme les stations défilaient. Comme la voix de David Bowie s'élasticifiait, pont de chair au-dessus des fleuves roulants.

L'œil et l'oreille, accolés, fondaient musique et paysage ensemble. Double extérieur. Mais cela ne la remplissait pas pour autant ; non, ça lui passait à travers. Elle était un drapeau troué, par-dessus le train qui filait. Le vent chantait dans sa carcasse, mais il n'était pas là pour rester.

Elle regardait, sans vraiment les voir, les champs. Les villes. On s'éloignait de Paris, on arrivait dans la banlieue rurale. Son arrêt était le terminus. Une série l'attendait chez, sans qu'elle n'ait réellement de hâte d'en découvrir la suite : elle l'avait déjà vue et savait qu'à la fin, la fille meurt. Elle la revisionnait juste pour occuper ses journées, meubler le temps libre qui lui était tombé dessus :

"C'est la fin."

Elle rentrait chez elle, qui était chez eux une semaine plus tôt. Elle avait passé son dimanche en famille : ils étaient contents de la voir enfin, elle qui jusqu'alors n'avait jamais le temps de descendre à la capitale, le week-end. Trop occupée, trop occupés : il y avait tant de voyages à rêver, tant de films à regarder.

Beaucoup trop d'aventures, dehors comme dedans. Il était à elle pour ce temps si court, si long brutalement : elle remplissait ces deux jours avec lui. Chaque semaine. Et le soir, ils parlaient encore sur l'oreiller, riant, chuchotant jusqu'au milieu de la nuit. Jusqu'au dimanche qui avait précédé.

Elle s'était levée tôt, ce jour-là, bien avant lui ; elle l'avait laissé dormir le temps d'aller chercher le petit déjeuner. Elle avait préparé le café et tout apporté au lit.

Ils avaient mangé, ri, bu et plaisanté. Et puis, il avait poussé de côté la vaisselle, ouvert ses bras. Elle s'était blottie dedans, heureuse. Alors, il avait dit :

- C'est la fin, ma belle amie.

Elle s'était redressée, interdite.

Il lui avait expliqué. Fait ses bagages en même temps.

Elle roulait maintenant vers son appartement vide. Elle s'en allait nourrir le chat, allumer la télé, regarder une fois encore cette série dont elle connaissait déjà la fin. Elle gardait la tête appuyée au dossier de son siège, les yeux ouverts en grand sur l'extérieur. Tout l'extérieur qui lui filait dedans.

Comme elle arrivait à sa station, au terminus du train, une chanson se détacha soudain des autres, des overdrives et des voix, des distorsions, des ponts de chair. Et elle se redressa, se leva en même temps que le quai approchait, ralentissant. Quel était le titre de ce qu'elle entendait, déjà ?... Ah, oui. "The End", des Doors.

"C'est la fin"...

Toutes les autres paroles, toutes les autres voix, guitares, batteries lui étaient passées à travers.

Celles-ci la remplissaient.

"C'est la fin, ma belle amie".

Elle frissonna, tandis que les portes s'ouvraient en face d'elle. Dans l'oreillette, Jim Morrison poursuivait : "la fin"...

Elle descendit sur le quai, les mains dans la poche avant de son sweat noir. Les épaules voûtées. Son casque sur les oreilles.

La fin. C'était logique ! Comment pouvait-il y avoir de suite ?

Il n'y avait plus rien à raconter. Plus que de longues semaines à vivre, sans rien au bout. Il n'y avait plus que la machine pour tourner à blanc, la machine avec du vierge dans le crâne. Du vierge dans le cœur. Elle le savait : tout ce qui suivrait la traverserait sans plus jamais s'imprimer en elle, comme il l'avait fait. Comme il ne le ferait plus.

Il y a des choses bêtes, comme cela : on jauge la résistance d'une personne en fonction du nombre de coups durs subis. On se dit "il s'en remettra", "elle s'en remettra". On croit qu'elle a vu pire, de toute façon — mais ce n'est pas ça qui est important. On ne sait jamais de qui on sera la fin. Qui sera la nôtre.

Avec ses baskets dans les flaques de pluie, elle le savait à présent, elle. Il était sa fin. Elle ne s'en remettrait pas.

Elle longea le quai. Le tueur se réveillait avant l'aube. Il mettait ses bottes. Il prenait un visage dans la galerie ancienne.

Le train repartait dans l'autre sens.

Elle sortit de la gare, poussant péniblement les portiques lourds. Elle traversa une place, remonta le long d'une grande rue vers le pont. Elle marchait vite, les yeux fixés sur ses lacets. De temps en temps, elle redressait la tête.

La lune brillait, les étoiles clignotaient dans l'air vif de l'hiver. Elle ne les voyait pas. Elle était déjà sur le pont et s'arrêtait, et ses coudes se posant sur la balustrade.

"C'est la fin, ma belle amie"...

L'eau noire, elle la voyait. Elle enjamba le métal froid de la barrière et se pencha en avant.

Un souffle lui traversa les cheveux : le fleuve respirait. Deux réalités se détachèrent alors, l'une où elle reprenait ses esprits et retrouvait la terre, rentrait, nourrissait le chat.

L'autre.

Elle choisit : dans un cas comme dans l'autre, c'était la fin.

Pages BlanchesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant