Mary

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 Une enfant marche dans un couloir sombre, un morceau de sous-sol sombre de la ville.

Elle rentre de l'école avec son gros cartable sur le dos et ses pouces passés sous les bretelles, elle a les cheveux tout rasés, coupés à la tondeuse. L'éclairage aux néons du tunnel, qui passe sous les rails du RER, est jaune blafard, mais l'air autour de sa tête est roux, comme le centimètre qui dépasse de son crâne.

Elle porte une jupe verte, tissu écossais. Les carreaux s'agitent au rythme de ses pas, délavant leur contour dans le sapin du coton. La chaleur de celui-ci se mélange ensuite aux atomes, accompagnant sa trajectoire. Ses pieds sont chaussés de bottes à semelles compensées, taille 36. Un peu de leur cire noire se mêle aux empreintes de ses pas dans la boue meuble, bouillie de neige.

Le gris de ses yeux s'évapore dans la nuit, tandis qu'elle les lève vers le plafond grondant, au passage d'un train. Ils laissent une traînée de lavis sur les murs sales qu'on aperçoit derrière elle, barrant un tag et floutant son message. La couleur de sa peau pulse aussi, pleine d'odeurs, le déodorant de ce matin, le savon de la cantine tout autour de ses mains. Un trait d'encre bleue barre sa joue, s'estompant à travers sa chair, entrant dans sa bouche. À la prochaine déglutition inconsciente, elle l'avalera et il s'effacera.

Toutes les couleurs de sa personne débordent dans le paysage, ses chaussures, ses collants gris, sa jupe, ses mains, ses cheveux, son visage et ses oreilles.

Caché sous un pull en laine anthracite épaisse, son buste est la seule chose qui ne déborde pas.

Elle va jusqu'au milieu du tunnel, à peu près. Il y a encore des empreintes blanches, au milieu des brunes : il neige, dehors. Un flocon s'est mêlé à la couleur de son nez, pâlissant les directions qu'il pointe. Un métro passe, encore, au-dessus du plafond : lorsqu'il tremble, les murmures de ses couleurs lui tombent sur le dos comme de la poussière.

La fillette pose un genou à terre devant un pan de mur vierge, chose rare au vu du nombre de graffitis qui coulent les uns sur les autres. L'acier de son collant se fond au taupe du bitume, tandis qu'elle ôte son sac de ses épaules et se met à fouiller dedans. Un feutre... Elle aurait aimé une bombe, à la place, mais il y a des contrôles de sacs à l'école, depuis quelques temps. Même chez les petits, même chez ceux qui ont six ans. Et elle, elle a beaucoup plus que ça.

Le marqueur noir est resté dans sa trousse, avec pour excuse la perte fréquente de ses affaires. On leur a donné leurs nouvelles tenues de sport, aujourd'hui : il fallait qu'elle écrive son nom dessus. Sinon, c'était l'égarement assuré du survêtement rouge, t-shirt blanc, chaussures beiges. Les étiquettes étant trop petites, elle ne pouvait se contenter que de ses initiales, oui ; ce n'était pas grave. Il y a d'autres endroits où la place ne manque pas.

Concentrée, elle débouche le feutre et pose la pointe sur le mur. Elle aurait préféré du rouge. Le rouge, cela déborde mieux que le reste, cela ressemble à du sang. Le sang attire le regard. Elle aurait préféré une bombe rouge, plutôt qu'un marqueur noir. Mais voilà, on ne peut pas tout avoir.

Appliquée, elle trace la première lettre.

Ce n'est pas très longtemps après les premiers contrôles que les couleurs des gens ont commencé à déborder. Celles des choses aussi, mais il semble y avoir besoin d'un stimuli pour cela, une petite impulsion. Un objet touché, par exemple : la couleur du toucheur y reste un peu, faisant par réaction déborder l'objet. Mais si la chose est inanimée, une pichenette de vie ne suffit pas : le lavis s'estompe au bout d'un moment, absorbé par le buvard de l'univers. L'écho disparaît.

La fillette a vu son entourage se diviser, au sujet de ces petites explosions silencieuses. Ces taches, sur le réel. Une partie de ceux qu'elle connaît est contre. Les débordements, ça veut dire qu'on se mêle aux autres et à l'espace plus intimement qu'on ne le devrait : c'est indécent. Comment voulez-vous maintenir une distance avec vos semblables, si la couleur d'untel s'est déposée sur votre barre de métro, un peu avant que vous ne veniez vous en saisir à votre tour ?

Les oreilles de la fille rougissent à cette pensée, laissant deux auréoles dans le jaunasse des néons. Elle soulève la pointe de son marqueur, la repose sur le mur beige, passe à la deuxième lettre.

Une autre part de ses connaissances est pour. Mélangeons-nous, disent-ils. Faisons même exprès de provoquer le mélange, absorbons le plus de couleurs possibles et repeignons-nous entièrement. Vautrons-nous dans la palette. Mais la fille ne peut pas s'empêcher de songer à l'extension de ladite palette, aux lavis qui sont, pour certains, doux et sains à respirer comme un petit matin froid – pour d'autres, aussi toxiques que des fumées d'usine. Elle pense aux contrôleurs qui vous fouillent à la recherche de pigments, d'essences, de parfums, sans retenir leurs propres émanations grises ou bleu plomb. Elle ne sait pas ce qu'il y a à l'intérieur de leurs couleurs à eux, mais c'est certainement du costaud, et cela reste longtemps. Comme restent longtemps les couleurs de certains de ses camarades, sur tout ce et ceux qu'ils touchent – tandis que d'autres sont légers dans leurs empreintes, plus légers encore que du crayon aquarelle.

Tandis qu'elle pense à cela, le froid lui pique brusquement les yeux et fait perler deux larmes transparentes à ses paupières. Elle les essuie d'un revers de manche, diluant son pull. Elle ne le répand cependant toujours pas.

Elle entame la barre verticale de la troisième lettre : après, il n'y en aura plus qu'une.

Ses parents sont persuadés que les contrôles sont apparus avant les couleurs, qu'ils ont provoqué leur libération. Une sorte de réponse à une emprise de plus en plus forte, des règles de plus en plus strictes, un étouffement resserré. « Mais non », clame-t-on en réponse, à la télé. « Les contrôles ne sont pas sortis de nulle part. Ce sont les débordements qui les ont provoqués. » Et la vérité est que personne ne sait qui, de l'œuf ou de la poule... Les contrôleurs sont là, les couleurs aussi. C'est la seule chose qu'on peut affirmer en étant sûr de ne pas se tromper.

Un des néons au plafond grésille, plongeant momentanément la part de tunnel autour de la fillette dans le noir. Le flash de son ampoule mourante reste suspendu au-dessus d'elle, comme un éclair, le temps que la lumière revienne.

La fillette achève la diagonale de sa dernière et quatrième lettre et rebouche son feutre. Le remettant dans son sac, elle se lève et regarde son œuvre, satisfaite. L'encre indélébile ne déborde pas sur le béton sale.

- Mary, lit-elle de sa voix claire.

Un sourire tend un côté de ses lèvres rouges, rouge sang. Elle tourne le dos à son œuvre et continue sa marche, pressée maintenant de rentrer. Ses mains ne tiennent plus les bretelles de son sac et ses pieds balancent plus librement, soulagés du poids de son nom. Elle débouche assez vite à l'air libre, au milieu des flocons de neige qui se sont remis à tomber.

Sur le ciel blanc comme est blanc le sol, aiguillé par le vent, son pull épais se lève de quelques centimètres au-dessus de sa poitrine.

Sa couleur grise déborde de nouveau.

Pages BlanchesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant