Pages Blanches

Pastiche

    « ... je les remets, marchant entre la paroi et les arbres, garde-fous contre le vide. Les fous, c'est nous ! »

Allongée rêveusement sur son lit, Alice détacha les yeux de son livre pour le laisser ouvert sur son ventre, tandis qu'un courant d'air chatouillait les doigts pendants de sa main gauche, laissée libre, au-dessus du sol.

C'était un de ces matins d'été ressemblant à tout les autres, avec trop de lumière à travers les stores. On était au milieu de Juillet et le petit village était assiégé par la canicule, rendant toute sortie strictement impossible et tout mouvement affreusement pénible. Nue sous sa chemise de nuit, elle avait d'ailleurs l'impression de fondre, pour mieux se dissoudre dans son lit.

La chambre avait la forme d'un carré parfait. L'un des angles accueillait le sommier et la table de nuit, tandis que dans celui d'en face, en diagonale, un bureau était encastré, et à la pointe du triangle dont le nez regardait la porte fermée, une armoire immense se dressait, majestueuse comme un portail magique, les pieds griffus et la serrure noire.

On dirait un passage entre deux univers, songea Alice en se levant trop vite, le cœur emballé à cette idée, la tête encore bourdonnante. Un tournis la fit vaciller, tandis qu'elle se retenait au mur. Toujours, s'évanouir lui faisait peur, dans ses moments-là. Si seulement elle n'avait pas été seule...

C'est là qu'elle l'entendit.

- Mange-moi !

Le rouge encore aux joues, à cause de la chaleur de sa chute de tension, Alice pivota sur elle-même, presque sûre d'avoir halluciné.

- Hein ?

- Mange-moi !

La voix, puérile d'abord, était soudain devenue grave et sourde.

Baissant les yeux, Alice eut un sursaut presque imperceptible. Un champignon, possédant ce qui semblait être des pattes de rat, ainsi que deux queues d'iguane et un visage de nourrisson, sous son chapeau comestible, un champignon parlant répétait :

- Mange-moi !

Déstabilisée d'abord, Alice sentit ensuite une émotion nouvelle, surplombant l'ennui mortel des derniers jours : c'était le goût de l'aventure.

Elle se pencha en avant, posant ses doigts gracieux sur ses genoux nus, effleurant le bord de sa chemise de nuit. Maintenant qu'elle lui prêtait attention, le champignon l'observait aussi attentivement, ses grands yeux bleus clignant de temps en temps, une expression indéchiffrable sur le visage.

Comme elle ne savait pas vraiment par quoi commencer, elle finit par ouvrir la bouche et dire :

- Bonjour. Que se passera-t-il, si je vous mange ?

- Bonjour, fit le champignon. Tu me mangeras même si tu ne le veux pas. Je suis le champignon que tout le monde désire, celui qui relève le goût de l'existence. Sans moi le monde est chaud, dégueulasse et grillonnant sous l'été gras qui enflamme les forêts et pollue les villes, et fait passer des mesures dictatoriales pendant que les bosseurs sont en congé. Sans moi, tu n'attrapes pas les monstres imaginaires, et les vrais monstres t'attrapent. Kim Jong-Il. Donald Trump. Macron. Ta grand-mère. La fin du monde, à cause des hommes. Tu vois, tu as envie de me manger, maintenant, Alice. Oui, Alice, je connais ton prénom, comme je connais celui de l'humanité entière, qui est le même pour tous les hommes et toutes les femmes ; je sais la vérité de la faute d'orthographe récurrente du « tous » ou du « tout » dans ton écriture, ainsi que ta manie de collectionner les petites culottes Batman et ton incapacité à retenir la règle de la priorité à droite et le nom de l'énergie cynétique. Je sais que tu es allergique à l'aspirine et que tu as raté deux fois ton code, et qu'à l'heure actuelle tu as encore en tête ce récit d'alpinisme que tu étais en train de lire avant de croiser ma route, et je sais que tu voudrais être là-bas, dans la montagne, plutôt qu'ici, et ce même si tu n'y as jamais mis les pieds et serais inadaptée à l'altitude. Je sais que tu es maintenant toute proche et que tu m'as attrapé, et que tu vas me manger. Mange-moi, Alice ; je suis le champignon qui te fera grandir.