Pour Pedru-Felice.
Minuit, c'est toujours la pire heure pour rentrer.
Je suis là comme tous les soirs, migratrice pendulaire. Comme à chaque fois, j'attends mon train dans le hall de la Gare du Nord.
Assise sur un banc, je dors à moitié. Mon sac, j'en ai machinalement passé la bretelle autour de ma cheville, pour ne pas tenter les voleurs à l'arrachée. Mes écouteurs, je les ai rangés au fond de ma poche zippée, parce que de toute façon mon portable n'a plus de batterie. J'ai un livre à la main et j'essaye tant bien que mal de me concentrer dessus, faisant fi des conversations bruyantes et des gloussements bêtes, ou des insultes et grognements à l'encontre des contrôleurs. C'est peine perdue : les mots dansent devant moi sans que je les comprenne seulement.
Une somnolence brumeuse envahit mon cerveau.
J'ai quinze minutes à tuer avant l'arrivée de mon train ; devant mes yeux, les bottes des militaires en patrouille d'urgence défilent comme un rappel que la mort est partout, en ce moment, et la structure de la gare tremble régulièrement, tandis qu'arrivent ou repartent les RER.
Le bouquin que j'essaye vainement de lire se trouve être, ce soir-là, le premier recueil de nouvelles de mon ami Pedru. En me bouchant les oreilles, j'arrive peu à peu à entrer entre les lignes de la double page ouverte devant moi, presque au hasard. C'est le début d'une histoire, ça tombe bien, et je survole de moins en moins le récit pour de mieux en mieux m'y engouffrer. La nouvelle est dédicacée à André Malraux...
Transperçant la barrière de mes mains, un claquement sourd interrompt ma lecture, claquement suivi d'un cri. Quelque part, en bas, c'est comme si quelque chose avait explosé.
Je lève les yeux.
Autour de moi, la foule s'est considérablement réduite ; je ne vois plus le petit groupe d'agents RATP qui malmenaient un fraudeur une minute plus tôt, ni l'ensemble de weshs qui chahutaient bruyamment. Pire, je ne vois plus les militaires. L'index passé entre deux pages du recueil, je me lève prudemment et charge mon sac sur mon épaule, après m'être assurée qu'il est bien fermé. Je consulte le panneau d'affichage ; mon train n'est pas encore arrivé.
C'est Stephen King qui te monte au cerveau, voilà à peu près ce que je pense pour me rassurer. Je suis une grande lectrice de romans d'horreur ou d'épouvante, ceux-là même qui mêlent quotidien le plus total et circonstances de mort douloureuse, désastreuse et mystérieuse pour le quidam ordinaire. J'ai lu Ça il n'y a pas longtemps ; je passe en revue mes peurs. Qu'est-ce qui pourrait bien surgir de ces escalators, et que je serais seule à voir ?
Le livre toujours à la main, je me place dos aux quais transiliens. À ma droite, des portiques donnent accès aux grandes lignes et à la sortie, moyennant un titre de transport valide. Incrusté dans l'angle formé par les tourniquets qui n'en sont plus (on est en 2017, des portes vitrées coulissant automatiquement remplacent depuis longtemps ces antiquités, du moins dans les grandes stations), un guichet d'accueil et d'informations se dresse, sa paupière unique rabattue en rideau de fer. À gauche, un muret me cache la vue sur d'autres portiques.
En face, les escalators dévident un flot continu de marches absentes.
Je regarde ma montre ; il est minuit moins deux. Le départ du train H pour Pontoise est dans cinq minutes ; pourtant, le hall est vide. Il y a un instant, c'était un joyeux bordel, et là...
Un bruit métallique me fait sursauter ; c'est un genre de crissement sur les rails. Le train entre en gare. On dirait un coup de feu.
Je me retourne brièvement pour y jeter un coup d'œil, et puis je me rends compte qu'il ne peut pas faire ce bruit-là.
VOUS LISEZ
Pages Blanches
Fiction généraleUn recueil de nouvelles en construction... J'ai commencé à m'intéresser à ce format suite à une lecture-révélation du recueil "Fantaisies d'Asphalte" d'un ami et collègue, Lucas Musel pour ne pas le citer. Ne le cherchez pas sur Wattpad, il n'y est...