Apocalypse Diurne

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 Cette nuit, je me suis réveillée en criant.

Il faisait jour. Pas la lumière de midi, non, mais déjà l'aube. Je me frottai les yeux, pensant rêver encore : je ne dormais pas. L'horizon s'était ceint d'une lumière dorée. Pas de soleil, mais on y voyait clair.

Coup d'œil à mon réveil : il était seulement deux heures du matin.

Dégageant mes jambes de sous le corps ensommeillé de Skia, je m'assis au bord du lit. Je contemplai l'ensemble de ma chambre, hébétée par sa netteté.

Il n'y avait pas besoin d'électricité. Non contentes de se découper distinctement sur les murs, les formes de mes meubles n'avaient plus rien des vagues monstres de la pénombre, salamandres de vêtements ou monolithes obscurs : je reconnaissais sans mal mon bureau, le chandail sur le dossier de sa chaise, ma bibliothèque, mon armoire. Les couleurs, comme le ciel était encore sombre, ne se détachaient pas avec une netteté absolue, mais on les devinait quand même, et sans mal. Mon bureau rouge, mon chandail noir, ma bibliothèque beige... mon armoire bleue.

Est-ce que mon armoire était bleue, hier ? voilà ce que je me demandai en fronçant les sourcils. Stupeur doublée d'une légère angoisse : j'étais incapable de répondre à cette question. Pour moi, elle avait toujours été aussi bleue que verte, qu'orange, que mauve...

Troublée, et n'osant pas ouvrir ni fouiller son ventre — n'osant même pas la toucher — je m'emparai du pantalon de la veille qui gisait sur le sol. Détournant les yeux, je l'enfilai.

Chose étonnante, tant que l'armoire demeurait hors de mon champ de vision, je ne pensais plus à elle. C'était comme si la conscience de sa bizarrerie n'était attachée qu'à un contact visuel direct. Et comme je n'avais plus besoin de m'habiller, mon regard se portait de nouveau vers l'extérieur : il me fallait aller voir ce dont il retournait.

Glissant mes orteils nus dans une paire de sandales, j'attrapai mon chandail — de la bonne couleur, lui — et m'apprêtais à sortir, lorsque je réalisai que j'étais en train d'ouvrir la porte.

Je gardai un moment la poignée dans ma main, sans bouger. Ma chambre restait toujours ouverte, à cause du chat. C'était ça ou l'entendre gratter et miauler pendant des heures. Or, il n'y avait pas l'ombre d'un miaulement, de l'autre côté, et personne ne grattait au panneau. Et comme je m'apprêtais à appeler : "Petit chat... Minet ?", je ressentis le long de mon mollet une coulure tiède, glaçure autour de mes chevilles. Je sursautai et m'écartai, d'instinct ; je baissai ensuite les yeux.

Pas plus perturbé que ça, mon chat gris s'était assis et me regardait.

- Tu n'étais pas roux, toi, hier ?

Sorti de ma gorge étranglée, le son de ma voix possédait lui-même une couleur étrange.

Mon chat, impassible, se lécha la patte et désigna l'extérieur d'un mouvement de tête.

- Miaou.

Stupéfaite, j'appuyai sur la clenche et ouvris. Sans un regard de plus à mon intention, il se glissa dans l'ouverture et se dirigea tranquillement vers l'escalier.

Tâchant de me rassurer en me disant que c'était sûrement cette lumière bizarre qui faisait prendre d'autres nuances aux objets et aux êtres — ne dit-on pas, d'ailleurs, que la nuit, tous les chats sont gris ? — je me tournai vers Skia : elle n'avait pas remué une oreille, ce qui était curieux. Bergère de Beauce obsessionnellement protectrice, elle se prenait en permanence pour mon garde du corps et ne me lâchait pas d'une semelle. J'étais obligée de l'emmener au travail et partout où j'allais, sans quoi elle se mettait à pleurer sans plus pouvoir s'arrêter — colosse aux pieds d'argile... Elle tenait son nom de sa robe intégralement noire, mais il s'était avéré par la suite qu'elle était réellement mon ombre.

Surprise, donc, de ne pas l'avoir vue se lever en même temps que moi, je sifflai légèrement. Skia redressa la tête, et je crus, alors, sentir mon cœur s'arrêter.

Elle avait une tache fauve en-dessous de la mâchoire. Le bord de ses oreilles, aussi, s'éclaircissait. Le bout de ses pattes, remarquai-je de surcroît, était devenu aussi roux que mon chat aurait dû l'être.

Donc, inspirai-je péniblement, ce n'est pas une question de lumière.

Tapant sur ma cuisse, j'invitai ma chienne à me suivre en bas. Elle hésita mais finit tout de même par lever sa masse des couvertures, révélant d'autres taches couleur de feu sur son poil.

Ma Skia... mon ombre brûlait dans ce jour qui n'aurait pas dû être.

Nous sortîmes.

À l'extérieur, il n'y avait rien d'inhabituel. Tout était là, les arbres, la route, la barrière blanche du jardin. La barrière qui n'était pas blanche la veille, mais en-dehors de cela, tout était normal... et les arbres étaient bleus, la route était mauve. Et le soleil, qui commençait à poindre, apparaissait noir.

Je l'observai se lever, assise sous le porche, Skia couchée près de moi. Elle levait la tête et dressait les oreilles en direction du ciel qui devenait rouge, tout rouge. Elle ne grognait pas, n'aboyait pas ; elle était seulement attentive, présente de toute la présence de son grand corps. Mais elle ne disait rien, jamais rien... une ombre, c'est sans commentaire.

Je lui caressai l'encolure, perdue moi aussi dans le demi-réveil, dans l'hébétude de ce qu'il se passait. Il n'y avait pas un bruit, pas une voiture, pas un oiseau. L'air était bizarrement électrique.

- Tu crois que c'est nucléaire, ma grande ?

Je n'avais pas parlé fort, mais dans le silence mortel de l'aube, ma voix résonnait et s'amplifiait. Elle avait encore la brisure du sommeil. J'ai d'ailleurs bâillé.

Des nuages surgissaient, à l'horizon : ils étaient verts. Pas le genre de duvet inoffensif et discret : c'étaient d'épais cumulus sombres, tressautés d'éclairs violets.

Distraitement, je regardai mes mains : leur peau avait bleui. Pourquoi est-ce que ça ne me surprenait pas ?

À côté de moi, mon chat était venu se poser, comme un oiseau silencieux. Il se léchait une patte, à nouveau, la même qu'un peu plus tôt ; y jetant un œil, je vis qu'elle était resté rousse. Et à regarder un peu mieux son pelage, je remarquai qu'il était devenu cyan, lui aussi. Exactement la nuance de ma peau.

Seule Skia, immobile toujours près de moi, demeurait noire de braises.

Appuyée sur mes mains, bras tendus en arrière, je regardai l'orage se rapprocher, l'orage violet. Il progressait vite... Autour, les arbres avaient viré au jaune vif, les feuilles au rose bonbon. Des rafales de vent de plus en plus violentes les secouaient, chantant aussi dans les lignes à haute tension qui parcouraient les champs de maïs autour de nous. Et l'air résonnait de chansons turbulentes, sifflet fou dans la bouche d'un géant.

Arrivé au-dessus de nous, l'orage balança sa foudre sur un arbre, un deuxième ; le nuage entier se regroupa au-dessus de nos têtes. Skia leva, dans sa direction, un regard brun et humide. Je voulus crier aux éclairs de ne pas toucher à mon ombre, de nous laisser vivre... J'attrapai le cou de ma beauceronne et y fourrai mon visage. Malgré le vacarme qui s'était levé, je l'entendais gémir.

Le chat se glissa entre nous deux, pelotonné contre nos ventres. Boule de poils tremblante.

Alors, je me réveillai en criant.

Il faisait jour. Pas la lumière de midi, non, mais déjà l'aube. Je me frottai les yeux, pensant rêver encore : je ne dormais pas. L'horizon s'était ceint d'une lumière dorée. Pas de soleil, mais on y voyait clair.

Coup d'œil à mon réveil : il était seulement deux heures du matin.

Pages BlanchesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant