Terre des hommes

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Le matin on ne restait pas au lit, la chaleur irradiante du toit en tôle l'interdisait sous peine de liquéfaction (voire de noyade dans sa propre sueur).  On évacuait l'habitat peu après le lever du jour. Souvent à cette heure, la nature de Ouanakaéra était encore humide des pluies de la veille. Pieds nus autour de la maison l'exploration commençait alors encouragée par quelques chants de grenouilles ou par un tonton faisant tinter ses outils sur une bécane souffrante.

A mon premier retour au pays natal, papy et mamie élevaient encore sept de leurs enfants sous leur toit. Une  chambre avec tonton Nicolas toujours en vadrouille et tonton Mirco le songeur. Une autre chambre avec tonton Norbert taquin et tonton Rodrigue bavard. Puis, de l'autre côté de la maison, la plus grande chambre avec ton Patrick espiègle et tonton Roméo le grand inventeur. La plus petite chambre était celle de tatie Mireille qui n'y restait que par intermittence, le reste du temps elle se trouvait chez Bonne Maman. Miraculeusement les habitants de la maisonnée vivaient leur vie sans se marcher dessus. L'époque voulait que le concept de tribu soit non remarquable. Une maison de neuf personnes d'où trois ou quatre avaient déjà pris leur envol c'était tout à fait valide, c'était même structure ordinaire des années soixante et soixante-dix.

Un jour tonton Norbert et tonton Patrick qui étaient complices dans tous les vices eurent une brillante idée pour égayer leur journée et éclairer la mienne. Vu que leur habitacle à eux ne se réduisait qu'à deux lits superposés en fer recouvert d'une couche de peinture verte métall3isée, ils s'en accommodaient tant bien que mal. Les lits à suspension grinçaient à chaque mouvement, mais bien sûr ce n'était pas leur seule qualité.

—Yo... Kokochou... Coco lapin! Vini issi'a, vini tonton! S'esclaffèrent les deux tontons en utilisant les surnoms qu'utilisaient ma mère pour m'appâter. Le succès de leur plan machiavélique brillait déjà sur leurs dents aiguisées,

Je sortis de là où j'étais, traversai la chambre la plus sombre pour rejoindre les deux compères qui m'attendaient avec un sourire en coin dans la chambre la plus au fond.

"Ah coco lapin! Te voilà ! Viens... Approche toi. Entonna l'un. Leur yeux s'écarquillèrent en même temps que le clou du spectacle se rapprochait,

—Touche le lit! Demanda l'autre avec emballement.

—Allez, tend le doigt! Ria le premier,

Je tendis le doigt sans crainte vers le couchage ferré! Au contact, une décharge électrique parcourut mon petit corps frêle en le faisant bondir sous les rires à gorge déployée des deux oncles malicieux. Leurs surnoms "cartoonesque", tonton TicTac et tonton Mandékou, présageaient d'avance de leur caractère turbulent.  Dans ce coin du globe, tout le monde portait un surnom, les hommes plus que les femmes. Ne pas avoir un surnom sous-entendait peut-être un désintérêt du public (lorsque les gens vous citaient moins vous pouviez y échapper). Il y en avait des gentils et des plus vexants. Mon papy c'était Albè Bombè, mais les plus anciens l'appelaient kod'jamb pour souligner à la fois sa longueur et sa maigreur, (corde plus jambe égale: Kod'jamb'). C'était le surnom des gens longs et fins et personne n'était aussi longs et fins que les hommes et la femmes de la famille Romain. Les femmes, qui s'étaient entendues qualifiées successivement ou complémentairement girafe, liane, autruche n'y faisaient pas moins d'un mètre quatre-vingt. Les hommes gran' lakandjal" ou gaulette ne descendaient guère en dessous du mètre quatre vingt-douze. C'était la seule norme que je connaisse, je ne pensais pas qu'on puisse être plus courtement constitué à part si on était un enfant ou un chien.

Albè Bombè me prévenait toujours lorsqu'il fallait que je sois prêt à aller. Il parlait invariablement en créole lorsque c'était impérieux ou urgent et aujourd'hui  comme à chaque fois qu'il avait une idée, il trépignait:

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