Patriarche

119 1 0
                                    

La perfection est évanescente. On ne la capture que rarement. Le reste du temps on lutte constamment pour s'en approcher;  Par notes ou par touches à la manière des artistes. Hors des partitions et des toiles de maître, c'est l'instabilité du brouillon. Tout est constamment mouvant et incertain pour qu'on se démène à composer les tableaux dans lesquels la navigation est la plus harmonieuse (enfin, si l'on parle de peinture classique). Seuls les plus virtuoses d'entre nous et les acharnées réussissent à figer quelques moments de grâce (ceux qui font le ciment de nos fondations et inspirent notre quête). 

Le lac de la Manzo semblait déjà dans le cadre, derrière le cauchemar écologique qu'il incarnait c'était un songe bien matérialisé en apparence. Lorsqu'il était disposé à renvoyer autre chose que des reflets boueux post-onde tropicale, il reflétait avec volupté le ciel et les mornes indolents de la campagne Franciscaine. Cinq minutes à vol d'aigrette depuis Saint Rock suffisaient à l'atteindre. D'ici, en surplomb on en voyait un bras et à la fin d'une averse, en suivant le cours des ruisselets que mes petits véhicules de chantiers tentaient de détourner, on voyait bien qu'ils se précipitaient vers la Manzo (nom mythique d'un Lac).

La parcelle principale d'Albè Bomb'bê s'étirait le long de la Manzo sans pour autant la toucher. D'en bas sur le bout de terre on ne suspectait pas la présence du lac. Depuis Saint Rock nous y descendions tantôt pour déplacer quelques moutons qui y paîtraient ou sinon pour y récolter des fruits. Cette parcelle abritait les plus rares d'entre eux tels les caillemites, les mangos Bassignac entre autres succulents corossols. En ce jour particulier, Albè Bomb'bê consacra son attention à une petite brebis blanche qui venait de mettre bas.
Ces pauvres bêtes prédestinées à devenir de la pâture à humain n'étaient jamais baptisées jusqu'à ce qu'on daigne leur accorder une once de compassion. En l'espèce, la brebis avait donné naissance à un petit trop faible pour qu'on ne la laisse seule avec... Ce petit là avait toute notre compassion bien sûr, cependant allait-il vivre suffisamment pour mériter un nom? Ce fut tout le dilemme de cette journée.

Papy avait anticipé un biberon de lait. Il avait dans l'idée de ramener le petit à Saint Rock auprès d'une brebis du haut du morne pour voir si elle l'adopterait. Là haut, nous pourrions mieux veiller sur lui. Nous avions déjà recueilli le petit et laissé sa mère inquiète. La stratégie consistait désormais à le requinquer en le tenant à bonne température et bien alimenté. Le rapt n'avait pas traîné. Papy posa la jeune bête dans le coffre au fond d'une boite en carton tapissée de papier journal et déjà nous étions repartis.

Par curiosité insatiable pour le lieu papy roula jusqu'au bout de la route du barrage qui finissait en chemin rocailleux. Là, il y avait une rangée de belles maisons à étage dans lesquelles on ne percevait jamais que des silhouettes spectrales, le bruit de circulation et les voix humaines avaient été remplacés par le sifflement incisif des merles, les battements d'ailes de quelques colibris et sisis portés par le vent qui profitait du couloir créé par la surface plane (s'étalant derrière les jardins).

Enfin papy coupa le moteur. Nous y étions, au plus près du barrage de roches et de mortier. Outre cet ouvrage fascinant, une muraille de bois mort noyé par la montée des eaux se dressait sur les rives. Les sensitives qui affleuraient risquaient l'asphyxie elles aussi mais avaient sensiblement réussie à coloniser les endroits où l'eau ne montait guère plus qu'en ce jour. Entre les roches coupantes amassées formant la digue, on trouvait de la citronnelle régnant en touffe au dessus de quelques gymnophtalmes courts sur pattes aux écailles marrons luisant. Un instinct primaire pressait à saisir une branche de l'herbe à thé qui nous chatouillait jusuq'au dessus des chevilles. On voulait à tout prix l'écrasser du bout des doigts. On la reniflait à plein poumon pour que s'y engouffre des bouffées de l'enivrante fragrance puis on la laissait au vent. Ce rituel achevé, c'est naturellement que le regard se projetait sur l'autre rive de la Manzo, faisant un grand tour pour finalement être attrapé par la masse rocheuse du barrage (Modeste pour ce type d'édifices mais impressionnant pour ce qu'on connaissait). L'ouvrage donnait flan aux vallons de Ducos. Le lieu était austère car la faune ne semblait pas particulièrement s'y épanouir. On aurait pas eu l'idée d'y venir patauger à la vue du fond vaseux sans vie. En onze ans de rétention, le lac semblait déjà contenir l'éternité de la mort. Ce n'était clairement pas une réserve naturelle comme le lac Niakuru. On pouvait s'imaginer des nuées de flamands roses, mais elles n'y étaient pas). Le plan d'eau était beau et immuable car il était bel et bien mort. Quelques troncs d'arbres blanchis y faisait le piquet pour le rappeler. Exceptionnellement des familles d'aigrettes garzette s'y installait en faisant croire que la vie y re-démarrait. Quenénie, on n'y voyait que des revenants et Le blanc qu'elle portait de manière immaculé était le symbole de cette quiétube macabre.

FrégateOù les histoires vivent. Découvrez maintenant