Le 12 juillet 1989, T2.Aéroport CDG au petit matin. J'avais cinq ans le mois d'après et je découvrai la "Fwance" comme je le prononçais encore. De mes yeux, je n'avais jamais vu autant de voitures accumulées dans autant de béton. Ce n'était en rien une découverte de la modernité, néanmoins tout était édifié de manière si massive, cubique et grisâtre! Cette vague d'urbanité tranchante qui signait pour un temps notre nouveau statut et qui allait soit forger notre destinée soit notre perte oblitéra tout ce qui avait pu exister avant. Aucun être sentient ne s'en serait rendu compte d'emblée, mais ce tumulte de matière transformée, agglomérée, contrainte à l'angularité qui nous broyait déjà tel un suc corrosif c'était les entrailles du Kraken sans aucune espèce de transition, sans qu'on n'ait vu venir la bête. Toutes les petites bêtes qui naissent juste pour finir digérées par des plus grosses souffrent-elles forcément lors du moment venu? Se rendent-elle compte du passage ou ce passage fait-il juste partie de leur cycle sans qu'il n'y ait trop à y penser? Gobés comme du menu fretin, désormais le tout était de retenir son souffle, de fermer les yeux le plus fort possible tout en utilisant nos derniers sens dans l'espoir suprême et hasardeux que ce dernier nous heurte à une clé, une sortie. Après la longue apnée de ses années juvéniles l'espoir de rouvrir les yeux sur une fraîche liberté était tout ce qui animait ma mère. Elle y avait sûrement pensé, celà lui suscitait probablement autant d'angoisse que d'adrénaline. Pour ma part, je ne savais pas que nous avions franchi le cap et que nous étions de l'autre côté, ce là bas auquel elle avait tant aspiré. Un tout nouveau concept jamais réfléchi mais si soudainement en application. Bien sûr l'endroit n'était qu'un nouveau terrain d'exploration; rien d'effrayant. Ce n'était pas un endroit aussi effrayant que la jungle du morne qui nous avait toujours subjugué, gratté, mordu, piqué. Ça n'avait rien d'aussi menaçant que l'océan à Macabou qui pouvait en un rugissement arrêter la vie. Au contraire c'était un endroit domestiqué, où tout avait l'air de rester à sa place, dans son couloir, dans sa boite, où tout était codé, organisé, assimilé, systématisé. L'exercice consistait maintenant à ouvrir les yeux et à les poser sur absolument tout ce qu'ils pouvaient attraper. Quand elle en aurait eu assez, ma mère nous reconduirait là bas, n'est-ce pas?
Sous un ciel plus haut que jamais parcouru par de longues traînées de condensation récalcitrantes, nargués par le regard de quelque mannequin DIM hébergé là par JC Decaux dans du 120cmX176 en vis à vis avec une affiche pour du Pastis Berger Blanc, c'est un convoi digne de ce nom qui avait été organisé pour nous ramasser. Ainsi, tatie Myrella avec son Opel Kadett blanche 1980 et tonton Frédéric dans une Ford Mondéo grise étaient venus accueillir la marmaille. Tatie Myrella se montra sous un jour plus doux et enjoué que sous ceux où je l'avais connu, elle sauta dans les bras de sa petite soeur. Les "hé ma fi" s'enchaînèrent en stichomythie joyeuses au milieu des passagers internationationaux qui roulaient des fesses affalés sur leur chariot à bagages chacun dans une direction propre.
"—Hé ma fi, Frédéric la ka attann' nou adan l'auto-a", fut le signal de départ.
Tonton Frédéric qui avait attendu accoudé sur son véhicule face au terminal se précipita pour nous décharger des bagages et les entasser dans sa Ford. Pour nous rassurer, Il y avait laissé le post radio sur 92.6FM. Le titre des Zouk all star- Isidô qui jouait en boucle là bas comme ici, il était souvent suivi de Domeyis entonné par Pipo (Jean-philippe Marthely). C'était le titre de l'année. C'était peut-être la clé dans le ventre du Kraken: une rythmique sûre et familière; si ça ne constituait pas une clé, au moins c'était un fil d'ariane transatlantique qui atténuait la largeur du gouffre derrière nous. Cependant les flamboyants, les frangipaniers, les fromagers centenaires, Grand Macabou, les éclats de rire des marchandes d'ignames, les cornets de pistaches grillées, le café fraichement torréfié, les barres de cacao amer, la boue rouge aux effluves de mangue décomposée, les rocking chair en mahogany se balançant sous des vérandas créoles, les "pak cochon" en fond de "rasier", notre bout de savane aux hautes herbes coupantes, les crapauds lades et les hannetons griffus, les "chouval bwa" et les criquets qui chantaient la nuit sous la voie lactée, tout ce qui émergeait sur ce bout de terre du coeur de l'Amérique, en un songe au dessus de l'immense Atlantique avaient été engloutis par son ventre et ses créatures abyssales. A cinq ans on ne tenait pas la boussole, mais on suivait le cap. Je suivais ma mère dans un abîme insoupçonné. Savait-elle seulement où elle allait? Je ne pouvais en douter.
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Frégate
AdventureUne fois la bougie de l'insouciance soufflée sur le gâteau de la vie, devient-on adulte d'un coup d'un seul? Il y a t-il en chaque adulte un enfant trop vite sevré. Ouanacaéra sous l'ère néo-coloniale, après la réussite du programme de créolité cult...