La crique

88 2 0
                                    

Pour changer de modèle, c'est en Peugeot 205 que nous quittâmes le Robert en direction de la caserne de gendarmerie d'où Wiltord l'homme de loi exerçait. J'étais assis à l'arrière et attentif à chaque instant. Francia était à l'avant, pensive. Bien que le samedi fusse déjà bien entamé il nous restait une belle fin d'après-midi: pour la connaître elle(qui se découvrait belle-mère avant mère) et le découvrir lui qui se savait père depuis sept années déjà mais n'avait daigné l'affronter. Ma mère était loin. Je devais accepter l'idée de n'avoir jamais vu mes deux parents ensemble; Se parlaient-ils encore où étaient-ils devenus de complets étrangers l'un pour l'autre? Se détestaient-ils où subsistait-il une flamme? Il y avait-il une relation secrète que j'ignorais? Aucun indice ne permettait de réfuter que je résultais d'une collision accidentelle dont j'étais une forme de dommage collatéral; quelque chose n'avait tout bonnement pas marché. Cela n'enlevait rien à la beauté de la vie toutefois ça y ajoutait des doutes et des moments d'inconfort. Je comprenais à peine qu'il y avait quelque chose de dysfonctionnel à la manière dont j'avais été élevé, pas quelque chose de dysfonctionnel dans l'absolu car dans l'absolu tout pouvait fonctionner, mais dans l'absolu lorsqu'il y avait une absence de volonté à un projet bilatéral d'une part où d'une autre, l'œuvre en pâtissait.

Après avoir dépassé la distillerie du Galion mes yeux qui n'avaient jamais vu cette partie de l'île ou ne s'en souvenaient pas s'ouvrirent  sur trois aigrettes qui venant du Vert-Pré finirent leur vol gracile au bord d'un champ de canne qui allait bientôt voir arriver les tracteurs. A cette époque, une partie de la récolte était ramassée à la main après que les champs eussent été incendiés volontairement, cela permettait de les débroussailler tout en optimisant la récolte dans les zones trop pentues. On disait aussi que ça débarrassait des serpents. Je découvrais l'odeur de canne qui précédait directement celle du rhum, mais aussi celle de la mélasse beaucoup plus rustique voir fétide aux abords de l'usine. Nous dépassâmes un marécage sombre aux arbres fantomatiques, puis une campagne ouverte sur des mornes au loin nous laissa traverser jusqu'à une croisée où quelques flamboyants rouges et jaunes se pavannaient avec toute l'élégance possible dans cette contrée. À droite, c'était l'entrée d'une baie insoupçonnée dont le panel de couleurs s'étalaient du vert émeraude au bleu topaze. J'étais clairement un touriste et chaque cadre était pour moi nouveau. J'inspectais chaque détail du paysage comme un diamantaire observe une pierre qu'on lui présente. J'y étais né mais à cette heure je ne pouvais clamer ma connaissance de l'île. Certes, je connaissais le sud et le centre qu'aimait bien papy, mais tout compte fait j'ignorais tout du Nord. C'était la sensation que l'on a lorsqu'on croit connaître quelqu'un avant de découvrir un nouveau trait de caractère plus intense qui efface tout ceux qu'on avait connu. Nous entrions à Trinité, une commune dont personne ne faisait la publicité malgré son charme. Comme un bijou étincelant dans son écrin merveilleux tombant dans le creux d'une belle poitrine, mais que cette poitrine avait toujours été bien couverte sous des vêtements pour ne pas attirer les regards. Cette part d'incompréhension et la question à savoir pourquoi j'étais si ignorant allait rester perpétuellement insoluble.

Malgré son arc de sable blanc immaculé, la plage du raisiniers s'étalait à l'entrée du bourg ce qui lui donnait mauvaise réputation. On la suspectait d'être souillée par les eaux usées venant des maisons, mais aussi par celle d'une station d'épuration non loin. Les habitants du coin la maltraitaient et elle apparaissait toujours encombrée de déchets ménagers. Quelques chiens errants à la recherche de carcasses de poissons y trainaient entre des veilles gentes de voiture et une machine à laver rongée par la rouille. Ce fut le premier focus après la vue d'ensemble, tandis qu'une armée de silhouettes noires et tranchantes cisaillaient l'azur du ciel en direction de l'îlet Saint Aubin. Nous dépassâmes le cœur du bourg où quelques marchandes à chapeau et fruit à pain tentaient de conclure leurs dernières ventes. Il fallait continuer vers les dernières cases pour voir les grilles de la caserne de La Crique qui demeuraient ouvertes en journée. Puis il fallait encore passer une barrière qui s'éleva après que mon père eu passé son badge sous l'œil d'un sous-officier rougeot,peu soucieux quand il reconnaissait qui venait qui gardait l'entrée. Un grand dattier s'y dressait aux côtés du drapeau Français. Mon père salua le garde, puis plus loin deux autres hommes blancs en short. On ne pouvait pas se tromper d'adresse car c'était tout bonnement le plus grand et le plus gardé des lotissements à des kilomètres à la ronde. Il se découpait en sept immeubles couleurs crème sans aucune fioritures mais déployant néanmoins de généreux balcons sur lesquelles les résidents européens pour la plupart laissaient sécher leurs linges entre autres uniformes bleus ou marrons. Les plus beaux balcons étaient décorés par quelques plantes suspendues.

FrégateOù les histoires vivent. Découvrez maintenant