Bonne maman était une vielle chabine babillarde. Comme beaucoup de femmes de son acabit elle n'attaquait pas frontalement: elle lançait en l'air des paroles sur une supposée personne qui aurait ou n'aurait pas assumé une des tâches domestiques qu'elle avait par conséquent dû reprendre, qui l'avait retardé ou qui était encore à faire. Pour être en conflit directe avec la matriarche il fallait donc se sentir personnellement visé. A cet égard, je l'entendais pester sans jamais y porter trop d'attention. Pour Tatie Mireille c'était une toute autre histoire: Les mots de la vieille chabine la transperçaient comme des dagues et son esprit s'échauffait car c'est elle qui était concernée. En réponse, elle n'allait pas au conflit mais marmonnait dans sa barbe lorsqu'elle entendait la matriarche de l'autre côté de la maison.
"Moun'là ki kité poubel fè vè épi minin an chaye yinyin en tchuisine la... O lié i té fèmin'ye, piskè i pa wè ke té ni zékaye poisson adan... L'idé'ye pa di'ye bien fèmin sak-la épi dessend' couvèk-la. Piske zot sé dé ababa issi'ya.... Fok yo di zot' tout' bagaye... An tou manniè, mwen ka kité'ye-la ba-yo jiska sé yinyin'la monté an nin'yo konnsa mwen ka pensé yo kèy fini pa fèmin-we... Maugréait la matriarche dans d'interminables monologues en créole,
-Aaaaye! Bonne maman fait chier! Fanm' ta la pé pa rété sisé an coté, fout' i cirèse! Comme si elle ne pouvait pas juste fermer la poubelle maintenant qu'elle l'a vu... Ah vraiment! C'est pas possible avec elle! Nom de dieu!"
Les longues tirades vindicatives de Bonne maman étaient le prix à payer pour la dernière fille célibataire de la famille, un prix moins coûteux que de rester en permanence à Saint Rock parmi ses frères sales et mal léchés. Tatie Mireille avait repris la fonction d'aide à domicile après ma mère et assistait la vieille chabine babillarde dans toutes les activités domestiques. Le matin, il fallait passer la serpillère à l'intérieur avant de préparer le repas du midi. Puis il fallait laver quelques linges, amener les poubelles sur le bord de la route les jours des bennes, récurer la salle de bain et les toilettes tous les trois jours. Il fallait balayer les surfaces bétonnées autours de la maison, et racler les feuilles mortes sur le gazon. S'il manquait du pain, de l'huile, de la farine ou de la morue salée il fallait se décider à descendre dans l'une des trois boutiques. Peu importe laquelle, pour les commissions il fallait compter 15 minutes de descente en pente, puis 25 minutes de grimpe ou l'inverse pour atteindre l'une ou l'autre. La chance, c'est qu'un vrai système de solidarité s'organisait parfaitement autours de Bonne maman qui en réalité se contentait de peu... Enfin. Son fils le plus proche, Tonton Télesphore lui rapportait salades et giraumons de son jardin avec quelques oeufs de ses poules. Quand il avait des mangos, de la laitues ou un bon régime de bananes vertes, il les lui rapportait n'oubliant pas de les lui facturer aussi sûr qu'étonnamment. Ce qu'il rapportait de mieux encore c'était le poisson frais et la viande quand il en trouvait. En face, tante Antoinette avait un petit citronnier toujours portant et un grand mandarinier qui produisait de beaux fruits sucrés. En bas, tonton Robert plantait quelques patates douces et ignames. Derrière la maison de bonne maman un haut pied de fruit à pain et quelques plants de bananes pourvoyaient toute l'année, il y avait toujours un bon gaillard pour les venir cueillir et les poser à l'entrée de la cuisine.
La vie s'organisait en quasi-autarcie de telle sorte que ce qui remplissait les placards en bois de la cuisine n'était que luxe et gourmandise. Sur cette enclave familiale la modernité n'avait eu qu'une prise minimale. On vivait comme tous français ruraux des années 90. Les seules objets qui nous reliaient efficacement au reste du monde étaient la télé à tube cathodique dont il fallait orienter l'antenne dans tous les sens et parfois frapper un coup pour recevoir les trois chaines locales. Pour le téléphone il fallait tourner la roulette en mettant le doigt sur un chiffre pour composer un numéro. Bonne Maman en avait un plus moderne dans sa chambre d'où elle écoutait toujours toutes les conversations si le téléphone sonnait. A son âge Bonne Maman ne se déplaçait guère si ce ne fut pour aller au grand dojo quand elle en avait la nostalgie. On venait la voir de tous les coins. Le monde était à sa porte et la vie paisible, alors à quoi bon courir. Plus jeune et assez courtement, elle avait essentiellement travaillé dans les champs de canne à sucre, puis elle s'était restreinte à la vie de mère de famille sans pour autant jamais se marier. Ouanakaéra s'était départementalisé en 46 et elle avait pu s'en sortir sans devoir quitter l'île. Dès lors, elle avait eu cinq amants pères de ces 8 enfants dont papa Léon que je n'avais pas connu. Elle se plaignait rarement de sa santé si ce n'est de quelques rhumatismes qui lui parcouraient le corps et affaiblissaient ses jambes qui par petits points blancs à peine visibles sur sa peau jaune s'étaient dépigmentées. Elles aimaient les étendre sur ses différents fauteuils. Le plus emblématique de la maison et qui lui faisait office de trône restait un magnifique rocking chair en bois d'acajou vernie dans le plus beau des styles Louisiane (une autre colonie créole). Elle y passait le plus gros de ses après-midi à parfois parler toute seule et à rigoler à ses propres idées. Le reste du temps o la trouvait devant un épisode d'amour gloire et beauté, Santa Barbara, Côte Ouest ou des feux de l'amour.
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Frégate
MaceraUne fois la bougie de l'insouciance soufflée sur le gâteau de la vie, devient-on adulte d'un coup d'un seul? Il y a t-il en chaque adulte un enfant trop vite sevré. Ouanacaéra sous l'ère néo-coloniale, après la réussite du programme de créolité cult...