Rat des champs/ Rat des villes

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Ou té ni an bel rèv' an têt,

Ou di mwen "annou",

Nou Kè fini fè-ye an jou.

Ou té lè wè tout' la planèt'

Mwen di-we ou fou

Mè ou pé alé toujou

Issi-ya ou pa lot' bo-a

Tou sa ou key lé, key taw

Mèm si mwen pa jan pè baw,

Pa changé teché-ou

Pa kité pésonn fèmen-we

Ou sé kon sozio

Sé pa en caj' ou pli bel


Sè lè mwen ka di-we non

Mwen save mwen té couyon

Mwen pa jan empéchéwe alé.

tan-ou promet' mwen, ke ou té key viré

Mé si ou pa jan viré,

gadé mwen an tchè-we

Pèsonn pa ka tchébèw

Ou sé kon sozio

Se épi zel ouvè ou pli bel.

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Si l'idée qu'il faut un village pour élever un enfant fait sens, elle était d'autant plus prégnante dans ma famille. J'avais grandi dans un klan, c'est-à-dire que pendant très longtemps mes seules affinités, mes seuls confidents, mes mentors, mes admirateurs ou tuteurs, les seuls personnes que j'aimais ou détestais (enfin je ne détestais personne encore), craignais ou adulais, mon seul horizon étaient les différents membres de ma large famille. Et quand je parle de famille, il faut absolument éluder le dangereux concept de famille nucléaire et à la place se représenter des centaines d'individus de toutes formes, de toutes convictions et confessions possibles. Si dans cette mini-société vous ne trouviez pas toutes les qualités et les défauts humains inspirant une compréhension du monde tel qu'il fonctionne vous ne les trouveriez nulle part.

Je ne sais toujours pas si Kikine faisait partie de notre famille (et ici l'affaire était vite réglée en remontant l'arbre: nous étions tous consanguins) mais à voir la réaction qu'il nous provoquait lorsqu'on le voyait descendre le chemin, s'il eut le temps de nous voir courir nous réfugier chez tante Antoinette en Hurlant:

"—Le rasta!

—Qui ça?

—Où ça?

— Là bas, ababa!

—Aye mon dieu, oui le Rasta!

—Courez! "

Et bien le bougre devait en être durement affecté; Faire peur aux enfants, était-ce un projet de vie? Kikine était un jeune homme en rébellion contre un système qui ne faisait pas de place pour les gens comme lui. Faute de lutter contre, il avait accepté de vivre en marge plutôt que d'avoir à le changer, l'un des derniers nèg-marrons. Toujours en short, le torse au vent caressant sa belle peau ébène luisante comme une statue, les dreadlocks lachées, il habitait dans une modeste case de l'autre côté du morne vers chez Man Vermeille, juste avant chez Colette. En dépit du fait qu'on avait grandi au rythme du raggae de Jamaïque et du reste de la région, incluant ceux d'ici même, les Rastas étaient mal vus et d'autant plus dans des familles où la majorité des membres étaient fonctionnaires et propriétaires terriens; Leur hantise collective: un rasta squatteur! Pour moi à sept ans, les rastas mangeaient les enfants et les chats. Dans le chemin qui passait à travers le hameaux familial, comme un chaton peureux, chaque fois que je le voyais se profiler au large, j'avais la funeste vision de mon petit corps entraîné et dévoré dans le rasier avant même que j'eusse fini de gober les pommes d'eau et les abricots pays (que je venais chercher derrière chez tante Antoinette). Personne ne nous avait mis en garde contre les rastas et on en avait jamais connu de près (à part Kikine qu'on voyait passer (jamais de trop près)). La vision de cette silhouette d'homme sombre comme la nuit, dont les cheveux dansaient comme des serpents nous avait convaincu que ce n'était pas une vocation. Autant dire le rastafarisme qui ne promouvait qu'un stricte régime végétarien et la zen attitude était mal compris (d'autant plus que ceux qui le représentaient étaient d'emblée considérés comme marginaux). Les locks ne furent partiellement tolérées que bien plus tard. Entre considération et raison, pour une coupe de cheveux ou un métier ici les gens étaient vite classés.

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