Dans les hauts

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Fort-de-France était le point le plus chaud de l'île à bien des égards. C'est là que toutes les choses importantes se passaient, c'est là que j'étais né à la clinique de Redoute. Il fallait s'habiller un peu plus lorsqu'on y descendait. Les sandales faisaient place aux chaussures fermées, les chemises à colles impeccablement repassées remplaçaient les T-shirt tachés par les mangues. En son cœur de béton, l'urbanisation avait pris le dessus sur la végétation en épargnant la place de la savane (poumon de la ville) qui étaient devenue malfamée depuis le milieu des années 80. C'était là que se réfugiaient quelques crackés et hommes errants soit par maladie mentale soit par rupture familiale. Pour rejoindre les commerces il n'y avait pas de détour possible, on devait traverser les lieux depuis le terminus des taxicos. Les vieux manguiers mais surtout l'immense et mystérieux figuier maudit participaient à l'énergie mystique. Avant de quitter l'île c'est avec ma mère ou tatie Mireille que je descendais en ville le plus souvent. Elles y trouvaient des épices, des fruits rares, de la quincaillerie. Elles y venaient avant tout pour leurs tissus et leur matériel de couture. Lorsque je piquais une crise ou si elles venaient de recevoir leur paie je remontais quelques petites voitures majorettes entre seaux de plage mais surtout des véhicules de chantiers à pelle ou à benne. Chacun descendait en ville pour une raison propre, en taxi, mais aussi en car. Mamie Yolande y descendait pour retrouver sœur Chloé qui était non seulement sa soeur de sang mais aussi religieuse au prieuré de Notre-Dame-de l'Espérance. Jadis sœur Chloé l'avait aidé à nourrir ses douze enfants grâce aux ressources du diocèse malgré le peu de foi chrétienne de mamie Yolande qui n'était ni baptisée ni à baptiser. Je ne saurais dire comment avait soeur Chloé avait rencontré la chrétienté qui ne nous parlait absolument pas. Ce qui valait d'autant plus la peine le dimanche, ne se trouvait pas au centre-ville déserté. Nous descendions en l'évitant pour rejoindre les hauteurs par la route de la Redoute qui serpentait sur les flancs des trois pitons, c'est là que trônait le Grand Dojo, temple de la spiritualité Mahikari à laquelle adhérait toute la famille depuis Bonne Maman au moins. Comment cette philosophie était arrivée au beau milieu de Caraïbes? Comment ma famille y adhérait depuis mon arrière-grand-mère et qui sait, avant?  Enfant j'en faisais partie sans plus d'interrogation car dans les hauts de Fort-de-France tout n'était que volupté.

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Le grand dojo était presqu'un songe car c'était un endroit où je ne faisais que dormir sur le premier venu. J'y avais été promené de bras en bras et comme presque partout où je passais j'y étais devenu une mascotte. Dès l'entrée, de magnifiques bouquets de fleurs disposés sur un autel attrapaient l'œil et parfois quelques colibris. En bas, une salle pour les mamans qui allaitaient laissaient s'échapper des braillements intempestifs sans que ça ne remette en question la quiétude du lieu. Les jeunes enfants pouvaient y jouer et regarder des dessins animés sur cassette VHS. Ils y recevaient la lumière par les Yokoshis qui voulaient bien descendre. En haut, il y avait la grande salle qui accueillait des centaines de Yokoshis entonnant des chants en japonais dont l'Amatsu Norigoto. Cela donnait lieu à des chœurs fabuleux qui même entendus une fois vous restaient pour la vie. Ces rituels étaient immuables. Les enfants ne montaient que s'ils commençaient à être fatigués de la longue matinée, ainsi groggys ils se joignaient à l'harmonie du culte. Entre les chants il y avait quelques prédications qui s'appuyaient sur un livre de philosophie de vie, une page en Japonais phonétique et la traduction en français sur la page d'en face. Toutes étaient toujours trop imagées pour un enfant; Après l'idée d'éclosion d'une fleur de lotus, venait celle du vent faisant plier les roseaux résilients, le souffle finissait par nous parvenir par les persiennes ouvertes tout le long du bâtiment sans que l'on puisse voir dehors pour autant. Le grand dojo était construit au flan d'une ravine vertigineuse au fond de laquelle coulait un torrent d'eau clair: la rivière Madame dans son aspect encore sauvage. Depuis la véranda, si l'on regardait de l'autre côté, par delà une bambourai le regard s'enfonçait dans une épaisse jungle qui s'étendait jusqu'à l'une des fières mamelles du Carbet qui formait le pic d'un volcan éteint, un piton. En remontant la route de la Redoute les habitations Foyalaises se faisaient de plus en plus sporadiques et une fois dans les nuages qui à plusieurs centaines de mètres au dessus de la baie s'accrochaient dans les fougères géantes et les grands frangipaniers, on ne parlait plus de route mais de trace des jésuites (qui continuait de serpenter à travers les brumes de la  forêt humide). 

FrégateOù les histoires vivent. Découvrez maintenant