Temple

39 0 0
                                    

Se rendre au dojo de la Dumaine constituait un véritable périple à travers  la campagne vallonée de L'Est, là où on ne voyait plus la mer. L'aventure était à prendre comme un petit pèlerinage, une retraite spirituelle. Ainsi, il fallait partir au plus tôt le matin pour y arriver avant midi.

Lorsque ce n'était pas Mamie Yolande allant rejoindre ses cousines (Man Christiane et/ou Amie Rose, le tout escorté dans le taxi d'Albè Bomb'Bè si ce dernier était de bon poil), c'était Tatie Mireille qui organisait l'escapade avec le plus grand soin.

Un jour que nous nous y rendions, elle qui habituellement n'était guère coquette s'était parée de ses plus beaux habits. C'était le signal qu'on descendait au bourg. Un beau pantalon flottant en flanelle de laine jaune relevé par un haut de coton blanc à manches courtes, une veste en lin pour se couvrir les bras. A ses pieds des ballerines à talons plats pour ne pas davantage impressionner par sa taille (typique des femmes Romain). Dans sa chevelure souple et volubile (qu'on aurait associé à celle d'une femme coolie) un beau foulard tenant sa tête "marée" tout est en laissant couronner sa tignasse. Nous avions fini de fermer tous les volets de la maison et chose rare, l'avions laissé vide en tournant la clé à double tour pendant que les odeurs de repassage et de parfum y flottaient encore. En donnant le dos à la maison beige après un dernier regard, nous nous engageâmes dans la descente qu'il fallait toujours prendre sur ses gardes pour ne pas glisser sur la mousse qui s'y formait pendant l'hivernage (mamie en avait fait les frais et s'était foulé le poignée et  fait un bleu qui marquait sa cuisse depuis quelques temps).

En passant, nous saluâmes "Man" Virginie qui était assise seule sous sa véranda face à un journal France-Antilles et à la baie des flamands. Ni Tonton Réné, ni les cousins semblaient présents dans les lieux. La grand route déjà en vue en contrebas, nous continuâmes en deçà du pied de mangos jaunes et par chance, en regardant dans les herbes sauvages, j'en trouvai un intact et bien mûr. Tatie Mireille se félicita de la trouvaille qu'elle enveloppa dans un mouchoir pour la mettre au fond de son sac (une pièce en cuire marron souple qui ressemblait plus à un sac cabat, hissée sur la longue femme il devenait un accessoire de mode). Le fruit mis en réserve, elle leva la tête vers le châtaignier qui avait exactement le même aspect qu'un arbre-à-pain.

—Ils ne mangent jamais leurs châtaignes? An bagaye ki si bon! Je vais demander à Charles s'il ne peut pas nous en laisser, ça serait trop dommage! Observa-elle avec une idée ferme.

Dans les branches aériennes qui s'élançaient au dessus de la route on voyait en effet un fruit (de la taille d'un petit ballon) ayant pris des couleurs marrons et jaunes, ce qui suggérait que sa chair était déjà à l'état gluant. Pour un fruit-à-pain du même aspect, cela aurait donné du fruit doux à cuire en canari, dernière limite pour le consommer. Pour les châtaignes c'était pile le moment pour cueillir le fruit et en récolter les graines avant qu'il ne tombe par lui-même. Les graines enveloppées dans la chair gluante ressemblaient, avaient le goût et s'épluchaient comme des châtaignes Européennes (d'où leur nom).

Pour décoller de Saint Rock vers des directions lointaines sans l'assistance de papy, il fallait prendre les Taxicos de ses collègues qui passaient là à horaires irréguliers en direction ou en provenance de Fort-de-France. L'autre moyen était de tenter un stop. Pour optimiser nos chances quoiqu'il en soit,  il fallait faire les deux simultanément. L'avantage d'être du coin c'est que pour le stop il n'y avait qu'à se tenir sur le bord de la route et ceux qui nous reconnaissaient s'arrêtaient spontanément s'ils descendaient au bourg. L'avantage d'être des Romain, c'est que nous étions reconnus par une vaste population. Même sans nous connaître personnellement certains reconnaissaient nos traits s'ils avaient connu un oncle ou une tante à l'école ou ailleurs. Beaucoup connaissaient papy de par son activité de taxico et sa sociabilité typique.

FrégateOù les histoires vivent. Découvrez maintenant