Chapitre 6

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La nuit était venue et s'éloignait déjà lorsque Xichen dut admettre qu'il ne trouverait plus aucune piste, et sa solitude lui permit de manifester sa lassitude en un profond soupir. Il émergea bientôt hors de la forêt et observa du haut d'une falaise la vue époustouflante qui s'offrait à lui, simplement éclairée par une lune qui rendait chaque ombre à la fois plus douce et plus inquiétante. Son regard étudia ce paysage connu, et dériva vers la crête dont il n'apercevait que la silhouette au loin. Il avait connu en ces lieux tant de douleur... et de bonheur aussi. Le souffle lui manqua et son sang se figea dans ses veines.

Se pourrait-il que...

Mais jamais Meng Yao n'aurait commis pareille maladresse. Retourner là ? Il devait se douter qu'il y penserait.

Et pourtant, tu as mis des heures à y venir...

Malgré tout, la certitude lui enserrait le cœur, et il se hâta le long du sentier menant au bas de la falaise avant de se diriger vers la crête. Les prémices de fatigue qu'il commençait à ressentir s'évaporèrent soudainement, balayées par un élan qu'il peinait à contenir. Il constata avec autant de tendresse que d'amertume que son corps n'avait jamais oublié ce chemin, et que ses pas le guidaient tel une marionnette vers la maisonnette.

Il s'arrêta au bout du sentier, une main posée sur la roche, le cœur battant, son regard accrochant chaque herbe froissée, chaque tige pliée, la moindre branche cassée.

Il avança à pas lents et silencieux et posa le bout des doigts sur la porte close. Il ferma les yeux, implorant tous ses ancêtres de lui venir en aide, incapable de savoir ce qu'il souhaitait vraiment. Le trouver là ? Espérer ? Mettre fin à cette folie ?

Il poussa lentement la porte qui s'ouvrit pour lui et entra, la laissant se refermer derrière lui. Face à lui, l'homme qu'il poursuivait se tenait dos au mur, une main mal assurée crispée sur une épée fine tendue devant lui. Il avait beau faire des efforts pour se contrôler, l'inquiétude et la peur transpiraient de tout son être. Sans doute aurait-il pu berner un moins aguerri que Xichen, ou quelqu'un qui ne le connaissait pas...

Tu ne l'as jamais vraiment connu.

Mais aucune considération, aucune des bonnes résolutions que tout le monde de la Cultivation aurait voulu lui voir prendre ne tint, lorsqu'il croisa son regard. Un regard qui implorait à l'aide, perdu, paniqué.

— A-Yao ?

Quelques instants plus tôt, le fugitif avait tremblé de tout son corps en percevant un frottement contre la porte, et s'était redressé, sautant sur ses pieds pour s'éloigner de la seule issue possible. Il s'était précipité sur l'épée tirée du coffre un peu plus tôt, puis s'était remis en position, prêt à se jeter sur quiconque passerait cette porte. Ses maigres forces ne l'autoriseraient sans doute pas à faire face au moindre danger, mais la reddition était impensable.

Un homme était alors entré avec un calme révoltant qui lui donna envie de hurler à l'injustice. Il était plus grand que lui, vêtu d'un hanfu aux teintes bleu pâle, sa ceinture ornée d'un entrelacs de broderies représentant des nuages. Il fronça légèrement les sourcils, et laissa son regard dériver vers la malle où il avait vu de tels emblèmes un peu plus tôt. L'inconnu avança d'un pas et il le fixa de nouveau, resserrant encore sa prise sur l'épée qui ne lui offrait qu'une protection symbolique.

Le nouveau venu semblait seul, mais il n'était pas à ce point fatigué pour ignorer qu'il ne ferait pas le poids contre lui. Pour l'heure, d'ailleurs, celui-ci ne semblait pas déterminé à donner l'assaut. Son regard accrocha la pampille suspendue à son côté, et sa gorge se serra. Il laissa échapper un souffle, qui ressemblait dangereusement à un sanglot, et sursauta lorsque l'homme fit un pas de plus vers lui. L'intrus parla alors, et il plongea ses yeux dans les siens.

A-Yao ? Ce n'est pas ainsi que l'autre cultivant l'avait nommé. Il se sentit chanceler sous ce regard brun étonnamment doux, et ferma brièvement les yeux. Le temps de se concentrer sur un bruit de cascade, un rire bref qui réussissait à être calme et joyeux à la fois, le son d'une flûte... Le monde tangua autour de lui, quand il osa relever les paupières. Le cœur au bord des lèvres, il ouvrit la bouche sans savoir ce qu'il allait dire. Implorer qu'on le laisse en paix ? Exiger des explications ?... Au lieu de quoi il s'entendit soupirer un nom qui semblait lui sortir des entrailles, de chaque infime parcelle de son corps et de son esprit, mais qu'il oublia à la seconde où la pénombre l'engloutit...

— A-Yao !... hurla Xichen, en se précipitant pour le cueillir dans ses bras, avant qu'il ne s'effondre sur le plancher.

Son fardeau était si frêle, si léger. Il baissa le regard sur le visage ombré de cils interminables de l'homme inconscient, qu'il tenait serré contre lui. Contre son grand corps élancé, toujours doté de cette force ridiculement prodigieuse... Mais l'heure était-elle vraiment à l'évocation de cette anecdote, qui constituait à la fois l'un de ses plus doux souvenirs, et la honte de sa vie ?

Alors qu'il s'avançait vers le lit pour y déposer son précieux chargement, Xichen se revit, jeune fuyard, entrer dans cette maison avec les inestimables trésors du Pavillon de la Bibliothèque GusuLan. Meng Yao non seulement l'avait invité à s'y cacher, tout le temps que la secte Qishan Wen serait à ses trousses, mais encore avait insisté pour lui rendre d'autres services dont le seul rappel lui faisait monter le rouge aux joues.

Attentionné comme il l'était, son hôte avait vite remarqué que l'admirable Zewu-Jun n'avait jamais appris à laver lui-même son propre hanfu ni quoi que ce soit d'autre, alors que lui avait l'habitude de ces basses besognes. À son plus grand dépit, la force extraordinaire de ses bras amenait toujours le célèbre Jumeau de Jade à déchirer accidentellement le beau tissu brodé de nuages dont était fait ses vêtements. Aussi, cette nuit, avait-il l'impression de tenir enfin sa revanche, de se sentir moins inutile que lors de leur première rencontre en ce lieu.

Puisque tu as été jusqu'à t'occuper de ma lessive à ma place, à mon tour de m'occuper de tes blessures, de ta santé, de te défendre contre tous tes détracteurs, et nous savons combien ils sont nombreux...

Sur cette promesse, il fléchit les genoux et reposa tout doucement sur la courtepointe A-Yao, qui n'avait toujours pas repris connaissance. Avant de lui transmettre un peu d'énergie spirituelle, Xichen voulut d'abord s'assurer que son ami ne souffrait d'aucune blessure grave. D'innombrables égratignures piquetaient son visage, de même que ses jambes et ses bras, mais heureusement rien de sérieux. En revanche, en soulevant délicatement la méchante tunique de toile rugueuse qu'il portait, il s'aperçut que Meng Yao s'était ouvert le ventre de fort vilaine manière.

Oh non... Ne meurs pas, je t'en prie ! Pas une seconde fois !

Le souvenir odieux revint subitement lui incendier la mémoire et le coeur, et Xichen se revit plonger Shuoyue dans le corps de son bien-aimé, alors que Huaisang sur le côté lui balbutiait des mots incompréhensibles.

***

Voila pour aujourd'hui ! Bonne lecture, et à samedi :)

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