Chapitre 19

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— Père, murmura Sizhui. Que voulait dire Zewu-Jun lorsqu'il a déclaré à HanGuang-Jun : « Tu vois bien qu'il a ses deux bras » ?

Un large sourire aux lèvres, Wei Wuxian ne fut pas peu fier de constater qu'A-Yuan avait comme à l'habitude prêté la plus grande attention à chaque détail de leurs échanges. Un fin observateur, et un garçon vraiment perspicace. Il l'invita à prendre place face à lui devant la table basse, le prévenant que l'affaire était complexe, et que l'expliquer risquait de prendre du temps.

— Ce n'est pas grave ! protesta Sizhui. Raconte-moi, ça m'intéresse vraiment.

— D'accord. Donc tu sais que l'oncle de Rulan a été victime d'un rituel démoniaque, qui consiste à invoquer l'esprit d'un défunt, pour l'amener à réaliser une mission bien précise.

— Voler l'Amulette du Tigre stygien, répondit Sizhui, montrant qu'il avait suivi.

— Tout juste ! Mais si jusque-là nous étions en droit de soupçonner qu'il soit lui-même à l'origine d'une telle entreprise, plusieurs choses nous contraignent maintenant à analyser autrement la situation.

Sizhui buvait ses paroles et attendait la suite, indifférent au passage de Lan Wangji qui leur servit à boire avec son calme habituel.

— Seulement, pour une raison ou l'autre, le rituel a dysfonctionné. LianFang-Zun a perdu la mémoire... Soit ses invocateurs étaient particulièrement médiocres, soit...

Wei Wuxian lança un regard à Lan Zhan, et Sizhui suivit leur échange silencieux, patientant pour la suite.

— Soit, reprit Wei Wuxian, il l'a perdu pour une autre raison... Et la seule que j'estime possible en ce moment, c'est qu'il ne devait pas être bien d'accord avec ça, puisqu'il s'est arrangé pour effacer sa mémoire afin de ne pas se rendre complice de ses invocateurs. Ce qui – tu l'auras compris – ne correspond pas vraiment à l'image que certains tiennent à garder de lui.

— Mais qui étaient ses invocateurs ? questionna Sizhui, qui conservait un intérêt bien particulier pour toute cette histoire et ne perdait pas de vue son objectif.

Peu lui importait la rancune entretenue contre cet homme revenu d'entre les morts. Il espérait vraiment que ses aînés sauraient se focaliser sur le plus important : à savoir, comment sauver son ami Jin Ling. Et si, pour ce faire, ils devaient endurer la présence de leur ancien ennemi, alors qu'ils le fassent !

Wei Wuxian tapota Chenqing dans le creux de sa main, en regardant Lan Zhan qui triait sur son bureau différents rouleaux anciens.

— Ah, mon fils ! Si nous savions qui étaient les commanditaires de Jin GuangYao, probablement que nous retrouverions également son bras démoniaque, et saurions peut-être comment guérir Jin Ling.

Sizhui fronça les sourcils en signe de perplexité, tandis que Lan WangJi les rejoignait sur le tapis. Le jeune disciple ne saisissait pas bien l'histoire de ces trois bras, mais appréciait grandement ce moment rare et précieux, où il se trouvait entouré de ses deux pères. Il se tourna vers Lan WangJi et avoua :

— Ce que je ne comprends pas, c'est comment il est possible qu'il ait toujours ses deux bras, alors que tu as dit que tu le lui avais coupé...

— C'est ce qu'on appelle une distorsion spirituelle, expliqua Lan WangJi. Dans certains livres, on parlera également de résistance à l'appel, ou quelquefois de dissidence.

Voyant qu'aucune lueur de compréhension ne traversait le regard d'A-Yuan, Wei Wuxian décida de lui présenter les choses à sa façon.

— Si tu préfères, le bras repoussé de LianFang-Zun est en quelque sorte la preuve qu'il est innocent. Cela veut dire qu'il a renié son bras tranché, plein d'énergie du ressentiment, et refusé de collaborer avec le malin.

Sizhui avait toujours adoré la façon dont le Patriarche Yiling lui enseignait les principes de la Cultivation. HanGuang-Jun aussi bien sûr lui apportait beaucoup, mais sa manière était plus austère. Elle s'appuyait davantage sur l'étude de parchemins et de rouleaux, qu'il lui fallait lire à voix haute aux premières heures, afin de mieux en mémoriser le contenu.

— Tiens, lui fit HanGuang-Jun, en lui tendant un petit fascicule. Ta prochaine lecture matinale sur le sujet.

— Merci Père.

Alors qu'à l'approche de vingt-et-une-heures, Sizhui se retirait dans sa chambre, Wei Wuxian observa du coin de l'œil une peinture représentant le frère aîné de son époux. Il était toujours aussi étonné que personne avant lui n'ait jamais remarqué à quel point Zewu-Jun avait été attiré par Meng Yao, alors que lui s'en était aperçu dès le premier jour où il était venu étudier à YunShen Buzhi.

C'était le jour de la cérémonie de présentation, il s'en rappelait encore. Jin GuangYao, qui n'était encore que Meng Yao, escortait alors Huaisang, le jeune disciple envoyé par le clan Nie. Comme NieMingJue savait que son cadet n'était jamais très à l'aise avec le protocole, il avait confié à Meng Yao la charge de présenter au Zonghzu de la secte Lan les offrandes de son clan, en accompagnant ses présents d'un discours élégant.

— Lan Zhan, tu t'en souviens, n'est-ce pas ? Il s'agissait d'une urne contenant de l'argile rouge.

— Mmh.

— Et quand Meng Yao l'a tendu à ton frère, Xichen avec ses longs doigts en a profité pour lui frôler tout doucement la main. Lan Zhan, tu ne peux pas avoir raté ça, c'était affreusement visible !

Mais le pire, c'était lorsque Meng Yao avait lentement relevé vers lui son regard de velours. On aurait dit que Zewu-Jun avait été foudroyé sur place, et rien qu'à ce souvenir, Wei Wuxian recommença à se gondoler.

Sachant que Wei Ying ne le laisserait pas en paix, tant qu'il ne se serait pas exprimé sur le sujet, Lan WangJi désireux de ne pas se coucher trop tard lui répondit calmement :

— J'ai toujours su que mon frère et LianFang-Zun se fréquentaient intimement. Je n'en ai jamais parlé dans la mesure où, si cela n'empiétait pas sur ses fonctions de chef de secte, cela ne me regardait pas.

— Trêve de plaisanterie, se calma Wei Wuxian. Je vais prévenir Jiang Cheng que demain, nous irons à Moling, dans l'ancien village de Su She. Je me souviens qu'après qu'il se soit sacrifié pour sauver Jin GuangYao du cadavre féroce de Nie MingJue, des disciples de son clan ont emporté sa dépouille, en même temps que le bras mort de Jin GuangYao. Peut-être y croiserons-nous des gens, qui sauraient encore ce que ce membre est devenu ?

De retour à YunShen Buzhi, Xichen de son côté eut le sentiment de pouvoir enfin respirer et réfléchir posément. Le bras... Mais bien sûr ! Comment avait-il pu ne pas y penser plus tôt et ne pas s'en apercevoir ? Certes, ils étaient tous déjà assez abasourdis par la résurrection soudaine de Jin GuangYao, mais de là à en avoir oublié qu'avant de mourir il était devenu manchot ?... Xichen ne voyait qu'une explication à son aveuglement : c'est parce qu'inconsciemment, il avait tellement souhaité qu'A-Yao lui revienne, identique à la personne qu'il avait tant chérie autrefois, que voir son vœu réalisé lui avait presque paru normal, banal.

En fait, c'était un cas typique de résistance et de dissidence spirituelle, dont seuls quelques érudits comprenaient et maîtrisaient le mécanisme. Lorsqu'un défunt ramené à la vie refusait une mission démoniaque, il arrivait en effet qu'il « abandonne » à son invocateur l'artefact ayant permis à ce dernier de le contrôler, pour s'en fabriquer un tout neuf, vierge de toute faute.

Les cas étaient rares – à peine quelques exemples dans toute l'histoire de la Cultivation – car le tribut à payer pour se libérer était très lourd. Il en allait souvent de l'intégrité physique ou psychique du candidat, voire quelquefois de sa vie toute nouvellement acquise. En revanche, si la libération réussissait, le sujet pouvait recouvrer son libre arbitre, et même, en cas de dommage, s'octroyer un mental tout neuf, ou tout autre attribut qu'il aurait sacrifié à ses invocateurs.

Xichen savait aussi que seuls quelques cultivants de haut niveau avaient connaissance de ce contre-rituel, et bien entendu, les deux Jumeaux de Jade et le Patriarche Yiling en faisaient partie. C'est pourquoi tout à l'heure, il en avait un peu voulu à leur XianDu de l'avoir repris, alors qu'il ne faisait que manifester un juste courroux. Néanmoins, il lui était reconnaissant de n'avoir pas fait de difficulté pour qu'il ramène Meng Yao à YunShen Buzhi. Peut-être était-ce la manière de Wangji de le remercier, pour l'avoir autorisé à cacher Maître Wei dans sa Chambre Calme, des années plus tôt.

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