Chapitre 12, partie 1

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Chapitre 12

Février-Mars 2006

Déjà vingt-trois heures quarante-sept sur l'horloge murale, à l'hôpital de Hull. Jean-Marc, dans son cabinet pas très loin de l'urgence, terminait de remplir le rapport du patient qu'il venait de voir. Un pressier travaillant sur l'horaire du soir dans une imprimerie, qui s'était pris la main dans une presse et qui avait eu trois doigts fracturés ainsi que des nombreuses coupures. Par chance, il n'allait pas perdre de doigts. Il s'en tirait à bon compte. La soirée, jusqu'à présent, avait été occupée. Beaucoup de cas, dont plusieurs assez sérieux, même s'il y avait eu peu de véritable urgence.

Un patient qui, en perdant connaissance au triage, s'était frappé la tête contre le bureau de l'infirmière, un schizophrène en pleine crise qui avait attaqué un préposé de l'urgence, une junkie souffrant d'une surdose qui avait été lancée par la portière d'une voiture et abandonnée dans un banc de neige du stationnement. Bref, la nuit s'annonçait mouvementée. Il y avait de ces journées où les événements se succédaient sans fin, comme si tout le monde s'était donné le mot ou que quelque chose flottait dans l'atmosphère. Pourtant, Jean-Marc, malgré ses sens surdéveloppés, n'avait rien senti lui laissant croire à quelque chose d'inhabituel. Du moins, rien à part un froid sibérien.

Parfois, une odeur exceptionnelle dans l'air nocturne, la sensation de magnétisme dans l'air, la présence accrue d'esprits que Jean-Marc parvenait parfois à percevoir vaguement, lui annonçait une journée mouvementée. L'air, la nuit, n'avait pas la même odeur que pendant le jour. La différence était très subtile, imperceptible pour le commun des mortels, mais Jean-Marc s'était toujours demandé si cela n'avait pas un impact sur le comportement humain malgré tout. Mais cette fois, rien d'insolite. Jusqu'à ce moment...

Soudain, Jean-Marc cessa d'écrire dans le dossier de son patient, parti avec une infirmière pour avoir son bandage.

Quelque chose venait de changer dans l'air.

Jean-Marc se leva et huma l'air. Un effluve étrange, un mélange entre celui des bas sales et d'amande amère venait de passer tout près. Une odeur de mort.

Jean-Marc était habitué à sentir la mort partout dans l'hôpital. La mort avait toutes sortes d'arômes, surtout dans un tel lieu. Elle gardait toujours le même fond, mais prenait diverses nuances, tout dépendant de la façon dont un patient était décédé. Mais cette fois, il y avait quelque chose de différent, que Jean-Marc avait rarement perçu dans sa carrière. Il se leva rapidement et sortit du cabinet à toute vitesse. Quelque chose n'allait pas, il le sentait. Il renifla partout autour de lui pour repérer le parfum. Celui-ci emplissait le couloir vers les salles de réanimation. Jean-Marc le suivit, comme une corde ou un ruban qu'on aurait laissé traîner. Un petit Poucet sur la trace d'un chemin invisible.

Jean-Marc arriva devant la porte de l'une des salles de réanimation. C'est de là que la senteur provenait. Il ignorait ce que c'était exactement, mais savait que cela émanait d'un patient, qu'on avait dû traîner en civière jusque-là. Il poussa la porte et pénétra dans la pièce.

En une fraction de seconde, il avait fait le portrait de la situation. Il vit une jeune femme sur une civière, entourée par le docteur Soucy, ainsi qu'un infirmier, le garde Mainville, et deux préposées. La chemise de la jeune femme était tachée de vomissures jaunâtres. Un tube à oxygène lié à un ballon, pressé par l'infirmier, était enfoncé dans sa gorge et elle était inconsciente. À côté d'elle, le tracé vert lumineux de l'électrocardioscope venait de tomber au point mort. Le bip bip de l'appareil cessa et la tonalité aigue et constante du cœur qui arrête se fit entendre. La patiente venait de coder*.

― Asystolie, dit une des préposées.

Jean-Marc savait qu'il était déjà trop tard. Il voyait que la dame ne respirait plus, ses pupilles étaient en mydriase et il n'arrivait plus à entendre son pouls, comme il en avait l'habitude. Du coin de l'œil, il perçu vaguement les formes vaporeuses d'esprit venues pour elle. Jean-Marc n'arrivait pas à les voir aussi bien qu'Anaïs, mais il sentait quand même leur présence. C'était donc bel et bien fini.

Sur son bras droit, Jean-Marc aperçut des dessins étranges. Une première figure indéfinissable, composée des cercles et de lignes. Venait ensuite le dessin d'un tétraèdre en étoile, d'un cube, d'un octaèdre, d'un dodécaèdre et d'un icosaèdre. À l'intérieur du bras, d'autres dessins tout aussi bizarres. Une forme qui ressemblait à un épi, une sorte de petit nautilus, un demi-cercle au-dessus d'un cercle complet rempli de lignes horizontales, un genre de chien assis, à la queue fourchue, et une silhouette à barbe assise. Des hiéroglyphes égyptiens.

Jean-Marc inspira une autre fois. Il avait eu un doute, mais maintenant, tout près de la source, il était certain de ce qu'il avait senti. Immédiatement, il perçut aussi le danger.

Au même moment, il vit le docteur Soucy poser sur la patiente les deux palettes conductrices reliées au bloc électrique. En même temps, garde Mainville retirait le ballon à oxygène, laissant le tube dans la gorge de la malade. Jean-Marc n'eut pas le temps de placer un mot que le docteur Soucy avait déjà administré un premier choc à la patiente.

― Docteur Soucy, éloignez-vous d'elle! cria Jean-Marc.

― Quoi? Qu'est-ce que vous racontez? Mais... je dois la réanimer, voyons!

― Éloignez-vous, je vous dis!

Au même instant, le garde Mainville se pencha sur la patiente, afin de remettre le ballon à oxygène sur le tube.

― Qu'est-ce que c'est que cette odeur? dit-il en plaquant la main sur son visage. C'est dégueulasse, ça pue!

L'instant d'après, Mainville tourna de l'œil et s'écroula sur le sol.

― Sortez-le d'ici, vite! Tout le monde dehors! hurla Jean-Marc.

Le docteur Soucy attrapa prestement Mainville par les chevilles et le tira à l'extérieur de la pièce, précédé des deux préposées et de Jean-Marc. Ce dernier donna immédiatement un ordre d'évacuation et qu'on scelle les lieux. Ils l'avaient échappé belle. Un peu plus et c'était la catastrophe.


*Avoir un arrêt cardio-respiratoire.

La Société des voyants, Tome 1: L'odeur de la nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant