Karma

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Mercredi 3 février. 21H25.

À partir de quel instant peut-on officiellement déclarer que sa vie est pourrie ?

Qu'on s'explique. Entre le moment où l'on est peinard, tranquille, que personne ne vient nous chercher des noises, et celui où l'on réalise que l'univers entier voudrait vomir sur notre gueule, il y a bien une zone de flou, un truc un peu bancal où on ne sait pas trop si on doit rire ou pleurer sur notre sort ?

Parce que là, j'ai plutôt envie de chialer.

Tom m'avait pourtant conseillé de prendre l'avion. Glasgow - Londres, plié en moins de deux heures. Mais non, j'ai refusé, comme d'habitude, au prétexte que j'allais profiter du voyage pour visiter un ancien camarade de fac sur Carlisle. Une nuit ou deux, histoire de couper le trajet. Avec trois semaines à glander, c'était l'occasion parfaite. Puis l'autoroute, ça roule bien, surtout en cette période.

Tout plutôt qu'avouer que j'ai la trouille de ces engins trop lourds pour se balader dans le ciel.

La journée terminée, j'ai remballé trépied et objectifs, empoigné ma valise et balancé mes clés à la concierge avant d'entamer mon périple. Pas de gaieté de cœur, mais quand un frangin change de décennie, on la boucle et on rapplique. Même s'il s'est exilé à l'autre bout du Royaume-Uni.

Alors oui, l'autoroute, ça roule bien. Sauf que je n'y suis plus. La faute à une violente envie de pisser depuis que la météo a décidé de s'en mêler en déversant des trombes d'eau sur mes essuie-glace fatigués. J'ai lutté une demi-heure, beuglé comme un veau contre la tempête, tenté de penser à autre chose, abdiqué en prenant une sortie au hasard pour me soulager.

Ça, c'était le premier doigt d'honneur du karma.

J'aurais dû sentir l'embrouille quand, la vidange accomplie, la Ford a refusé de redémarrer. Néanmoins, en bon Écossais, je suis borné, et il m'a fallu un doigt pincé dans la porte doublé d'un portable déchargé pour piger qu'on en voulait à mon self-control. D'où mon interrogation : j'ai le droit de me plaindre, ou j'attends qu'une quatrième merde me tombe dessus pour lâcher les vannes ? Parce que la patience ne figure pas en tête de liste de mes qualités.

En plus, je n'ai aucune idée de l'endroit où je me trouve ! Dans les Dumfries, pour sûr, mais sinon ? L'obscurité m'empêche de distinguer grand-chose, sans compter l'averse fracassante qui menace de geler mes os. Je déteste la pluie. Son bruit, son odeur, sa capacité hallucinante à transformer un fringuant quidam en rat dégoulinant. Sans déconner, mon manteau ressemble à une serpillière. Quand je vais raconter ça à Tom...

Il creusera une tombe et y enterrera ma dignité.

Reclus dans la Focus je m'affale contre le siège, essuie sommairement mes binocles, jure dans toutes les langues que je connais, ferme les yeux. J'essaie de me reprendre, de garder mon sang-froid, de faire le vide. Inspire. Expire.

D'accord, je repousse surtout le moment où je devrai sortir affronter les éléments pour dénicher un péquenaud susceptible de m'aider. À ma décharge, je n'ai aucun sens de l'orientation et un système immunitaire à chier. Il vaudrait peut-être mieux attendre que l'orage se calme, voire demain, quand il fera clair. Il caille, et alors ? Ma valise déborde de fringues sèches. Trois pulls et on n'en parle plus.

Niall Gordon, t'es qu'une putain de poule mouillée.

Résolu à claquer d'une pneumonie, je compte jusqu'à cinq pour me donner du courage, et manque de clamser tout court lorsqu'un truc s'abat brutalement sur ma vitre. Le palpitant pulsant à tout rompre, j'ouvre les yeux et discerne de la lumière à l'extérieur de la Ford. Ainsi qu'une masse informe qui remue derrière ma porte.

Au hasard d'une idée [nouvelles]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant