L'Opale noire

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Les sens en alerte, j'avance d'un pas lent au travers de l'épais brouillard installé dans la vallée. On y voit pas à trois mètres, c'est presque une mission suicide, mais qu'importe, l'habitude me mène autant que l'adrénaline.

Plus que l'étroit champ de vision, c'est surtout le silence qui me tend. Assourdissant. Écrasant. La désolation après le massacre. Il ne reste plus rien, ici, juste un vaste charnier pour les vautours.

Mon pied bute dans quelque chose de dur. Je vacille, peste en enjambant un corps inerte, me décale pour éviter celui d'à côté.

— Ne t'éloigne pas, me reprend Rafe.

Je lève les yeux au ciel, bougonne pour la forme. Je sais ce que j'ai à faire, bon sang !

— Arrête de jouer au major.

— Je suis major, corrige-t-il, d'un ton où suinte autant l'amusement que la contrariété.

C'est ça. Je pourrais rétorquer qu'il avait pourtant l'air bien à ma botte, entre deux et trois heures la nuit dernière, mais cet idiot ne vaut pas la peine que je me fâche en pleine mission. Un brin vexée, je l'ignore ostensiblement et continue d'avancer.

Les corps sont de plus en plus nombreux. Au cœur de la brume, alors que la nuit ne va pas tarder, difficile de distinguer grand-chose. Vérifiant que ma lame glisse correctement dans son fourreau, je me penche et évalue les soldats tombés il y a plusieurs heures. Le sang et la terre maculent leurs visages, ternissent leurs uniformes, les rendent méconnaissables. D'individus, ils deviennent indivisibles. Perdues au milieu des combattants, les armes s'éparpillent joyeusement. Un bouclier ici, une épée là, un glaive enfoncé dans un cadavre plus loin... S'il n'y avait la forme des casques et la longueur des chlamydes, reconnaître nos hommes des leurs relèverait du casse-tête ultime.

Progressant avec méthode, j'inspecte minutieusement chaque troupier. Certains semblent très jeunes, en deçà de l'âge réglementaire instauré par le comité. Des imbéciles qui se sont crus plus futés que les autres alors qu'ils n'étaient qu'inconscients. D'autres sont criblés de plaies, parangons de bravoure qu'on oubliera avant même de célébrer.

Je fais néanmoins quelques bonnes trouvailles : une dizaine de pièces sur un Losthenlin, des pierreries récupérées sur un gradé, quelques bijoux à droite à gauche. Dingue comme les soldats peuvent se montrer prévisibles. À la moindre bataille, ils enfilent toute leur rocaille brillante comme si elle détenait le moyen de les protéger. Et une pierre de lune par-ci, et une agate par-là...

Les Losthenlin sont les plus crédules, et ça arrange bien mes affaires. Si je n'ai aucun scrupule à détrousser un mort, j'avoue que je préfère m'en prendre à l'ennemi, le summum du plaisir étant lorsqu'il est toujours conscient, attendant la fin avec autant d'amertume que de résignation, rassuré que son petit caillou lui octroie un laissez-passer pour la dernière demeure des héros. Et bim, j'arrive, lui ôte son bien et l'abandonne à ses protestations larmoyantes. Pas de pitié pour ces ordures. C'est à cause d'eux qu'on s'entretue depuis des lustres.

— On rentre ! lance soudain Rafe à tous les équipiers.

Raah, pas déjà... Ignorant l'injonction, je glisse vers la droite, derrière un petit monticule de Renshras éventrés. Encore un bracelet d'argent, un collier serti d'ambre...

— Tu crois que tu fais quoi, au juste ? gronde une voix dans mon dos.

Sursautant, j'attrape instinctivement la poignée de mon glaive avant de remettre le major. Rassurée, je souffle en reprenant mon manège.

— Il reste du boulot.

— Je m'en fous ! La nuit tombe, on décarre, répète-t-il avec décision.

Et voilà, il recommence avec son protocole !

Au hasard d'une idée [nouvelles]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant