La Bascule ⚠️

117 23 53
                                    

Attention, cette nouvelle peut heurter certaines sensibilités !

***

Plus qu'un mètre...

Indifférente aux aspérités qui m'entaillent bras et mains, je maintiens ma prise sur la roche le temps de repositionner mes pieds. Abrupte et glissante, la paroi ne se dompte pas aisément, mais j'y suis presque. Encore cinquante centimètres. Un dernier effort. À bout de souffle, je bande une énième fois mes muscles et me hisse sur la plateforme naturelle qui marque la fin du calvaire.

Intello.

La respiration saccadée, les membres engourdis, je m'affale sur le tapis herbeux. Je ne sais pas combien de temps j'ai mis pour atteindre le sommet. Quand j'ai démarré l'ascension, les passereaux marivaudaient encore dans la clairière. À présent, on n'entend plus que l'écrasant silence du soir.

Bienfaitrice, la brise légère apaise le feu irradiant mes joues. Mon pouls martelant mes tempes, je dévie la tête sur le côté, inspire, contemple l'horizon. Le soleil rasant auréole les cimes des sapins d'une chaude lumière orangée tandis que plus haut, le ciel s'est paré d'un enchanteur dégradé de roses. C'est calme. C'est beau. L'endroit idéal.

Connasse.

Machinalement, mes doigts effleurent les breloques attachées à mon poignet gauche. Des lanières de cuir tressées, quelques rangées de perles en obsidienne, carapaces illusoires contre la désolation qui me ronge à petit feu. Un soupir soulagé m'échappe lorsque je tire sur les bracelets, révélant une peau striée de blanc et de violet. Vagabond, mon index redessine mes alliées, apprécie l'infime relief des unes, savoure le picotement des autres. Vermeilles ou salées, les larmes sont devenues mon unique réconfort. Sensation exquise que d'avoir le contrôle sur sa souffrance, de l'admirer s'écouler hors de son lit et marbrer ma chair de volutes sinueuses.

Mon rituel achevé, je me lève. Ôte baskets et chaussettes, dénoue le chignon qui retient ma chevelure. Un coup d'œil en contrebas m'indique que le coin est toujours désert. Parfait. Ce soir, la falaise m'appartient.

Erreur de la nature.

Le premier pas est hésitant, presque craintif, comme un tâtonnement nécessaire au projet qui m'obsède depuis quelques semaines. La seconde foulée s'avère plus simple, la troisième, quasi instinctive.

À mesure que mes pas me rapprochent du précipice, les barrières érigées comme autant de strates protectrices d'une âme éprouvée et vulnérable se désagrègent les unes après les autres. Relents nauséabonds d'une détresse quotidienne, les images affluent, désordonnées, aigres, sinistres.

T'as vraiment cru que tu m'intéressais ?

Imperceptiblement, la brise se renforce, devient zéphyr. J'inspire, ne m'arrête pas. Je dois le faire.

L'agitation me gagne au moment où, parvenue au bord du gouffre, l'immensité du néant se dévoile. Paradoxe curieux, le vertige qui ne me lâche habituellement jamais a disparu. En bas, les monticules escarpés qui flanquent la falaise semblent inoffensifs. Tout au plus m'attendent-ils, patients. Mollement, je lève le pied, ébauche un arc de cercle au-dessus du vide, recommence. Douce ironie que d'avoir le monde à ses pieds au moment où l'on prévoit de le quitter.

Papa dirait que j'ai le goût du spectacle. Maman, que je n'ai le goût de rien. Ils auraient tous les deux raison.

Regardez, elle chiale !

Je ferme les yeux, fronce les paupières. À l'intensité croissante du vent se mêlent des ricanements suraigus, rappels pernicieux d'une défaite infligée sans lutte. Le nœud dans mon ventre se contracte, mes membres se raidissent. Je tremble. J'ai la nausée.

Que penseront mes bourreaux, demain ? Se réjouiront-ils de me savoir ailleurs ou, au contraire, réaliseront-ils l'abîme dans lequel leurs mots, leurs gestes m'ont entraînée ? Viendront-ils s'excuser devant mon souvenir, les traits creusés et le regard fuyant ? Pleureront-ils ?

Fragments épars et brouillons d'une âme morcelée, mes cheveux volètent dans tous les sens tandis que la morsure du vent cristallise mes larmes en d'infimes éclats gelés. Prisonniers d'une coquille dénuée d'espoir, mes tourments se fracassent inlassablement contre mes tempes, serrent ma gorge, oppressent ma poitrine. Je voudrais pleurer. Je voudrais hurler.

Si tu le dis à quelqu'un, je recommencerais.

Prudent, pressé, mon corps oscille en avant. Pas beaucoup, juste assez pour ressentir la tension qui m'attire inexorablement vers le bas. La gravité, terme exécrable de sous-entendus pour quiconque se prend à rêver de son contraire. Désormais, je ne désire plus que ce contraire. Que le poids de mes maux s'allège. Que je m'envole, enfin libérée d'un fardeau chaque jour plus étouffant.

Pour m'envoler, faudra-t-il d'abord que je chute ? J'ai heurté le sol tellement de fois, déjà.

Je me redresse, ouvre les yeux. Au loin, le soleil commence à disparaître derrière les conifères. Du halo de lumière aux rayons chatoyants, je pourrais presque sentir les extrémités caresser mon visage. Mue par une impulsion confuse, j'étends les bras sur les côtés. Illico, le vent redouble d'ardeur, se heurte contre mon corps, rempart dérisoire contre l'obsession qui m'anime.

Tu devrais te pendre.

Audacieuses, mes mains se meuvent, ébauchent des arabesques indistinctes. À la fois rencontre, caresse et duel, la danse de mes doigts contre l'alizé protecteur distille dans mes membres une suave sensation d'apaisement. J'ancre davantage mes pieds dans l'herbe aplatie, ressens sa tiédeur progresser lentement jusqu'à ma poitrine. Expérience grisante que le mélange en un seul corps de la stabilité et de l'aérien, de l'immuable et de l'éphémère, de l'équilibre et du déséquilibre.

Défiant les bourrasques affolées, j'accroche les derniers rayons de soleil, emplit ma poitrine d'une ultime bouffée d'oxygène, puis vacille doucement en avant. Furieux, mon assaillant invisible me repousse d'une gifle cuisante ; je le contre d'une impulsion plus franche ; lui hurle son courroux de plus belle.

Bascule entre deux mondes, mon corps se soumet à l'affrontement de la nature contre l'esprit. Le combat est inégal, mais je m'en moque. Pour la première fois de mon existence, je ressens l'allégresse de la victoire. Aussi terrifiant qu'exaltant, mon destin est à son paroxysme. Les joues cinglées, les yeux noyés, le cœur rassasié, mes lèvres s'étirent en un sourire paisible. Je suis plus vivante que jamais.

Prête.
Sereine.
Libre.

***

Cette nouvelle a participé aux Défis d'Écriture Amusants organisés par AnyComeback, sur le thème de l'émotion... et a décroché la première place du classement !
Sachez que j'étais joie. Et ébahissement. Et joie. Je le suis toujours, d'ailleurs. N'hésitez pas à aller jeter un œil aux autres textes, ils en valent vraiment le coup ! Le lien est dispo en commentaire juste ici -->

Au hasard d'une idée [nouvelles]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant