Postée sur une large racine, à l'extrémité de la clairière, Pia observait d'un œil critique ses congénères chahuter avec entrain. En d'autres circonstances, un tel déferlement d'insouciance l'aurait simplement crispée, mais cette nuit, alors qu'ils s'apprêtaient à célébrer le rituel qui ferait d'eux des membres à part entière du Peuple d'Ellyriä, Pia bouillait d'impatience et de rage contenues.
─ Détends-toi. Tout va bien se passer.
L'aigreur étira les lèvres de l'adolescente. Si sa mère ressentait son stress, elle en ignorait la véritable cause. Personne ne savait. Jusqu'à la Lune précédente, Pia elle-même s'interrogeait sur son avenir au sein du Peuple. Et maintenant qu'elle avait conscience de son don, l'avenir lui paraissait plus sombre que jamais.
Le silence tomba lorsque l'Ancien fendit la cinquantaine de membres venus assister au Rituel. Intermédiaire entre le sacré et les mortels, guidé par la déesse elle-même, il dispensait conseils et savoirs auprès du Peuple.
Lorsqu'il atteignit le centre du pentacle dessiné par de minuscules pierres aux reflets bleutés, tous retinrent leur souffle. Nul besoin de discours. Le Rituel, culte ancestral d'Ellyriä, était connu de tous. Chaque année, les enfants célébrant leur seizième anniversaire étaient soumis au regard de l'aïeul. Une question pour chacun. Une réponse sincère exigée. La cession de leur don à la déesse. Et pour l'éternité, leur âme inscrite aux côtés de leurs aînées pour la sauvegarde du Peuple.
Comme le voulait la coutume, l'Ancien appela le premier né. Aussitôt, Cyrius avança jusqu'à la première pointe du pentacle. Son visage respirait l'assurance, mais sa démarche, raide et sèche, arracha à Pia un sourire mesquin.
─ Fils d'Ellyriä, énonça l'Ancien d'une voix claire et puissante, es-tu prêt à soumettre ton esprit ?
Tournant le dos à l'ensemble du groupe, le garçon hocha la tête.
─ Sauras-tu veiller sur tes compagnons, même au péril de ta vie ? enchaîna l'aïeul.
─ Sans hésitation.
Les lucioles minérales traçant le pentacle s'éteignirent, et Pia arqua un sourcil dubitatif. Cyrius l'avait vraisemblablement oubliée dans l'équation. Depuis toujours, il était de notoriété publique que les adolescents ne s'estimaient guère. Ils s'étaient même déjà battus à plusieurs reprises, sous des prétextes aussi futiles que nébuleux, aussi Pia doutait sérieusement que le garçon tente le moindre effort pour la tirer d'un éventuel guêpier.
Si tant est qu'elle ait besoin d'aide. Avec le don qui coulait désormais dans ses veines, elle était persuadée que les tours de passe-passe du petit brun ne lui seraient d'aucune utilité.
Après un temps qui parut interminable, les pierres bleutées se remirent à luire. Des exclamations de joie jaillirent du groupe tandis que les épaules de Cyrius s'affaissèrent de soulagement. À la grande surprise de Pia, il avait réussi l'épreuve.
─ Fils d'Ellyriä, quel don offres-tu au Peuple ? reprit l'Ancien, l'intonation moins grave que précédemment.
─ Les animaux m'obéissent, répondit le garçon en sortant de la poche de son pantalon une adorable créature à la fourrure blanche, avant de la déposer sur le sol terreux.
Aussitôt, l'hermine fila au Nord et disparut derrière les arbres. Cyrius tendit ses bras, ouvrit la main droite alors que le poing gauche demeurait serré. Un couinement aigu résonna dans la forêt et un instant plus tard, daim, sambar, couleuvre, sanglier, dhole, salamandre et chouette firent irruption dans la clairière. Sans crainte, ils traversèrent le groupe et rejoignirent leur maître, encerclant le pentacle.
Pia leva les yeux au ciel. La place de Cyrius était dans un cirque, pas au sein du Peuple.
Mais son mépris n'était visiblement pas partagé par Ellyriä. L'ombre d'un sourire pointant sous les traits burinés de l'Ancien, ce dernier récita les paroles marquant l'entrée du jeune homme comme protecteur du Peuple, puis appela Moira. Bastian. Tomas. L'un après l'autre, les adolescents répondirent aux questions du guide spirituel, offrirent leur don, devinrent adultes aux yeux de tous.
─ Pia !
L'adolescente se crispa. Le moment tant redouté était arrivé. D'ici quelques secondes, tout le monde saurait. La jugerait. Peut-être même que l'Ancien rejetterait son don si particulier.
─ Allez..., souffla sa mère en la poussant avec douceur.
Tendue, Pia s'avança en direction de la dernière pointe du pentacle, et les mots de Cyrius, énoncés la veille au repas marquant la fin de leur enfance, résonnèrent dans son esprit.
« Ellyriä devait être ivre le jour de ta naissance. Tu vas être la première personne de toute l'histoire à te présenter sans don le jour du Rituel. Faut vraiment être culottée. Ou stupide. T'es stupide, Pia ? »
La jeune fille serra les poings. Chez la plupart, le don s'éveillait dès la prime enfance. Pour d'autres, il fallait attendre les tout premiers signes de l'adolescence. Pia était l'exception. D'abord prise en pitié, puis moquée, le Peuple avait fini par la considérer comme une anomalie loufoque de leur système. Tolérée, mais sans intérêt.
Angoissée à l'approche du Rituel, Pia avait interrogé l'Ancien, lequel avait promis que l'absence de don ne serait pas rédhibitoire à son intégration au Peuple. Mais c'était avant, alors que son pouvoir sommeillait encore. À présent...
─ Fille d'Ellyriä, es-tu prête à soumettre ton esprit ?
─ Oui.
─ Face à l'Ennemi, sans espoir d'en réchapper, qui du nourrisson, de l'Ancien ou de toi-même sauverais-tu ?
Pia se détendit. Si elle avait craint de devoir exposer un pan vulnérable de sa personnalité, la question de l'Ancien appelait une réponse des plus évidentes.
─ Un nourrisson ne saurait se débrouiller seul. L'Ancien n'a pas le pouvoir de défendre Ellyriä. Je me sauverai, moi.
─ Fille d'Ellyriä, quel don offres-tu au Peuple ? sourit le vieil homme alors que les pierres luisirent plus intensément.
Des ricanements diffus parvinrent à ses oreilles. Face à elle, l'expression torve de Cyrius la défiait tandis que son hermine furetait sans discontinuer dans son champ de vision. L'adolescente pinça les lèvres, occulta l'assemblée. Ses doigts fourmillèrent d'énergie, une boule de chaleur gonfla dans sa poitrine.
Sans crier gare, l'hermine stoppa sa course, et un fin rictus étira les lèvres de Pia avant qu'elle ne murmure, provocante :
─ La mort.
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Au hasard d'une idée [nouvelles]
Short StoryParce qu'il est parfois nécessaire de lever le pied pour ne pas saccager un travail de longue haleine... Dans ce recueil de nouvelles, vous trouverez des gens de tous âges, des grands, des presque petits, des binoclards, des cyniques, des trouillard...