Son dégoût est ostensible, son hésitation, naturelle. Pourtant, il ne se défile pas ; se saisit du verre en bout de table, le remue pour en évaluer couleur, consistance, odeur, avant de le porter à ses lèvres. Attentive, j'entends sa respiration se bloquer alors qu'il aspire une petite quantité de mélange. Il ne dit rien mais très vite, ses sourcils se froncent pendant qu'il cherche à décortiquer les arômes qui lui chatouillent le palais.
- Tu vas t'en remettre, tu penses ?
- Vodka et canneberge ? questionne-t-il enfin.
- Et jus d'ananas, pour la texture, acquiescé-je avec amusement.
Entre désillusion et soulagement, Neil secoue la tête en reposant le gobelet sur la table. Il s'est fait avoir, mais je sais qu'il ne m'en tiendra pas rigueur. Malgré sa froideur apparente, il n'est pas le dernier de mes camarades à priser mon douteux sens de l'humour.
- Bien joué, concède-t-il, un mince rictus au coin des lèvres.
Fidèle à mon habitude, j'ébauche une rapide courbette avant de lui fourrer dans les bras le plateau des canapés.
- Tiens, aide-moi à amener ça au salon !
De retour dans la pièce principale, je constate avec plaisir que mes camarades semblent plus détendus qu'à leur arrivée. Certains se sont installés sur la causeuse tapissée de velours olive, deux autres ont pris possession des fauteuils, la plupart sont assis à même le parquet. Dénichée je ne sais où, une enceinte stéréo crache en fond sonore un tube électro qui contraste fortement avec l'atmosphère lugubre de la pièce.
Une fête normale, en somme.
Ravie, je ne m'attarde pas et fonce à l'étage récupérer un plaid et un épais gilet de laine. Si le froid ne me dérange pas, j'admets volontiers que les températures glaciales du Northumberland peuvent être difficiles à supporter, même pour un habitué.
Quand je redescends, les exclamations mitigées de mes invités devant le plateau de boissons m'arrachent un ricanement satisfait. Décidément, il suffit de peu pour dissimuler l'évidence et semer le doute...
Un glapissement de gratitude sort de la bouche de Molly lorsque je lui tends de quoi se réchauffer. Il ne lui faut qu'une seconde pour revêtir le gilet et s'emmitoufler tout entière dans la couverture, avant de me dédier un sourire empreint d'affection.
- Hey, Elsie ! s'écrie tout à coup un savant à l'improbable perruque blanche - Jed, je crois. Tu ne trouves pas glauque d'avoir une ancêtre enterrée dans ton jardin ? J'veux dire, tu passes devant tous les jours, ça doit faire bizarre de lire son nom sur une pierre tombale, nan ?
- Au contraire ! me rengorgé-je, bouffie d'orgueil. Elsie Jefferson était une jeune femme merveilleuse, pleine de vie et bourrée de talents ! Je suis très fière de porter son nom !
- Sans déc ? ironise Neil en s'installant sur l'accoudoir de la causeuse, près de Molly.
Un brin agacée par le mordant de sa réflexion, je cherche le regard de mon amie, qui hoche la tête en signe d'encouragement.
- C'était la grand-tante de mon père. Elle est née dans cette maison, en novembre 1876. Ses parents l'adulaient, ils se pliaient en quatre pour satisfaire le moindre de ses caprices. Elle était passionnée de sciences, surtout de physique ; d'ailleurs, les travaux de Crookes et Joule ont longtemps constitué son obsession majeure. C'était aussi une amoureuse de la nature et une grande sportive : elle et sa mère randonnaient tous les week-ends sur les hauts des environs de Kielder. Mais une nuit...
Je m'interromps, peu certaine de vouloir continuer. Je n'ignore pas que ma famille et moi passons pour des excentriques, à Falstone. Rien que le fait de vivre à Kielder Hill, dans ce vieux manoir délabré, alimente les ragots des sages foyers de la petite communauté. Si l'on ajoute la manie de ma mère à s'immiscer dans toutes les associations possibles et imaginables, les tenues hautes en couleur - et en motifs - de mon père et mon curieux dossier scolaire, entre résultats spectaculaires et comportement... spectaculaire, je crois que les Jefferson ont une image suffisamment farfelue sans avoir besoin d'en remettre une couche avec leurs aïeux.
VOUS LISEZ
Au hasard d'une idée [nouvelles]
Historia CortaParce qu'il est parfois nécessaire de lever le pied pour ne pas saccager un travail de longue haleine... Dans ce recueil de nouvelles, vous trouverez des gens de tous âges, des grands, des presque petits, des binoclards, des cyniques, des trouillard...