Retiens-moi

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Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours détesté la pluie. C'est froid, désagréable, comme un frisson gelé qui vous glace l'échine. Ça brouille la vue, efface les couleurs, rend malade. Inodore, sauf quand elle trempe une bestiole à l'hygiène douteuse. Inoffensive, à l'exception des trombes d'eau qui infiltrent la terre et la rendent boueuse, instable, dangereuse.

Sans discontinuer depuis le milieu de la nuit, son cliquetis assourdissant s'abat sur les carreaux brouillés de la véranda du troisième. Posté devant la large baie vitrée, j'observe la rue en contrebas. Le dimanche matin, la circulation est rare dans ce quartier résidentiel. En temps normal, on entend brailler les goélands, mais sous la flotte infernale de ce début de printemps, même ces satanés piafs la jouent discrète. Sombre, mon regard dévie sur le trottoir d'en face, où ma voiture attend sagement que je la rejoigne.

Je me déteste.

Dans la chambre, le bruissement des draps qu'on repousse me statufie. La gorge subitement sèche, je guette avec appréhension le moment où Hugo apparaîtra dans l'entrebâillement de la porte, me dédiera un de ces sourires dont il a le secret avant de m'enlacer avec tendresse.

Nerveusement, je vérifie que rien ne manque sur la table de jardin où nous prenons notre petit déjeuner les week-ends. Rien d'extraordinaire, comme d'habitude. Deux tasses, deux croissants, deux tartines. Ni lui ni moi ne prisons l'excès. Conséquence de mon insomnie, la cafetière est déjà à moitié vide, mais Hugo n'en est heureusement pas un grand adepte, lui préférant le goût plus accessible du chocolat.

Un sourire m'échappe lorsque, de la chambre, j'entends fredonner les paroles d'I saw a little prayer. Ce mec chante comme une casserole, mais s'obstine chaque matin avec cette rengaine aussi culte que kitsch. J'aime cette exubérance insouciante, à des lieues de mon sérieux triste à pleurer.

Il a raison, on se complète bien...

Il va me haïr.

Sans crier gare, mes yeux s'embuent et je me tourne à nouveau vers la vitre. Pas question qu'il me voie comme ça. Je n'ai pas le droit de pleurer ; pas devant lui. Ironie du sort, le déluge redouble d'ardeur, comme si les larmes que je refuse de verser avaient rejoint celles de Mère Nature.

Soudain, mes poils se dressent sur mes avant-bras et une chaleur caractéristique envahit ma nuque. Avant même de l'entendre, mon corps ressent la présence de celui qui chavire mon âme nuit et jour depuis plusieurs mois. Sans le voir, mon esprit visualise sa silhouette longiligne, sa peau délicatement dorée que je caresserais sans fin, ses boucles brunes que j'adore déranger quand il me fait l'amour. Mon souffle se bloque quand ses mains se posent sur mes hanches. Chaudes, sensuelles, à son image. Je le devine torse nu et instinctivement, mon bassin cherche le sien. Effleurant mon épaule, ses lèvres m'arrachent un soupir alangui tandis que son odeur musquée, mélange de lui et de nos étreintes nocturnes, emplit mes narines d'un poison dont je raffole chaque jour davantage.

Je me déteste.

- Hey, bébé... Déjà debout ?

À la torture, je me dégage de ses bras et affiche un sourire emprunté.

- Salut, Hugo.

Ma voix est rauque, tendue. Je transpire le malaise par tous les pores de ma peau, mais lui ne remarque rien, trop occupé à étudier la petite table ronde derrière lui.

- Merci pour le service ! sourit-il devant sa tartine dûment confiturée à la framboise, comme chaque matin.

J'aimerais répondre, mais les mots se coincent au fond de ma gorge. Sa bonne humeur exacerbe mon mal-être, le cristallise en d'infimes piqûres de douleur qui se concentrent toutes sous ma poitrine, là où Hugo règne en maître.

Au hasard d'une idée [nouvelles]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant