L'affaire de Détroit (3/5)

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- J'en mettrai ma main à couper, le môme est innocent.

- Lieutenant, je sais que vous raffolez des enquêtes tarabiscotées, mais quand un suspect passe aux aveux, il est déclaré coupable.

Adossé à l'une des chaises de fortune du commissariat principal de la ville, j'échappe un soupir de frustration. Une heure que j'expose mes arguments, mais pas moyen de faire entendre raison à cette idiote en chef.

- Il a pas le profil, m'obstiné-je pourtant. Un voleur de sacs à main, franchement...

- Récidiviste, objecte l'autre, tranchante comme un rasoir. Sans compter les soupçons de fraude à l'assurance pour...

- C'est exactement ce que je dis : pas l'envergure. D'où une petite frappe inoffensive comme Jimmy Woods intéresserait un mec comme Connor ? Et à quel moment il aurait trouvé les couilles pour décider de le liquider ? Qu'est-ce que ça lui apporte, à lui ?

- Il faut l'interroger davantage, Archer. Vous finirez bien par découvrir son mobile.

Exaspéré par le dédain ahurissant émanant de cette paire d'yeux porcins, je secoue la tête avec virulence.

- Vous m'expliquez pourquoi il se serait dénoncé ? Il est pas fute-fute, ok, m'enfin, y a des limites à la connerie. Même avec des aveux, il se doute bien que le meurtre d'un politicien comme Edgar Connor lui assure un aller simple pour la taule.

Peu concernée, Norton hausse les épaules avant de croiser les bras.

- Il me semble que mon rôle est de superviser l'enquête, et le vôtre de trouver des preuves, lieutenant.

Cachant mon mépris par un rictus torve, j'encaisse l'affront sans riposter tandis qu'elle s'allume une de ses sempiternelles clopes. Cette satanée bonne femme a pris du galon par un simple concours de circonstances. Elle a su tirer son épingle du jeu au moment où personne ne s'y attendait, rien de plus. Avec les années, ses piques non dissimulées ne m'atteignent plus, ou presque.

En revanche, je ne peux la laisser classer l'affaire avant d'avoir trouvé le véritable coupable. Si elle se fiche d'envoyer un innocent derrière les barreaux, ma conscience ne me permet pas d'en faire de même. Et pour continuer à fouiner, j'ai besoin de son aval.

En silence, j'observe Elaine Norton piétiner devant le tableau de liège qui occupe la moitié du mur adjacent à son bureau. Froid, implacable, son regard oscille entre les différents clichés de la scène du meurtre punaisés sur le tableau. Je sais que Connor et elle se côtoyaient souvent avant que le premier n'emprunte la voie politique. Ils n'étaient pas d'accord sur grand-chose, mais leur statut les obligeait fréquemment à collaborer.

Qu'est-ce qu'elle peut bien ressentir, en ce moment ? Est-elle triste, en colère, déterminée à traquer l'assassin d'un ancien collègue ? Éprouve-t-elle seulement une once de respect envers le boulot des enquêteurs spécialisés ?

Que dalle. Sous son enveloppe aigre et inflexible, cette femme n'est que néant.

- Gable interrogera Jimmy à son tour, concédé-je, faussement coulant. Nous verrons bien si le môme maintient ses déclarations.

L'ombre d'un rictus pointe à la commissure de ses lèvres. Approbation minimale, mais dénotée. Encouragé par cet ersatz de victoire, j'ose carrément :

- J'ai croisé Connor plusieurs fois au commissariat, mais j'ai jamais vraiment eu l'occasion de parler avec lui. Vous qui le connaissiez bien, qu'est-ce qu'il vous inspirait ?

Obstinément tournée vers le tableau, Norton ne peut cependant pas empêcher la crispation de ses épaules, le raidissement de son visage, l'aigreur émanant de ses petits yeux gris. Un instant prêt à jurer qu'elle va sortir les griffes et m'envoyer me faire voir, la surprise me gagne lorsqu'elle crache à contrecœur :

- Comme tous les politiciens, Edgar était un enfoiré avide de pouvoir et de reconnaissance, mais il avait une haute idée de la police et de son rôle. Et malgré son horripilante manie d'émettre des soupçons sur tout et n'importe quoi, j'avais une certaine estime pour son parcours dans nos services.

Dérouté par le speech, je secoue la tête et embraye maladroitement :

- Comment ça, « des soupçons sur tout et n'importe quoi » ?

- Vous n'avez pas autre chose à foutre que m'interroger ? cingle-t-elle aussitôt, le regard incendiaire. Dégagez de mon bureau, Archer, vous avez trois secondes.

Congédié sans plus de manière, je lâche un ricanement bref avant d'obtempérer. Erreur de débutant, mais j'ai tout de même récolté une info intéressante. Enfin, je crois. Il faut que j'en parle à Gable.

Sorti de l'antre de la harpie, je retrouve un semblant d'air en passant devant le bureau de Scarlet.

- Vous avez l'air agacé, Roy..., commente-t-elle, mi-amusée, mi-compatissante.

- Comment vous faites pour la supporter à longueur de temps ? grincé-je en enfilant ma veste.

- Pour le plaisir de votre conversation journalière, sourit l'assistante. À part vous et le sergent Gable, il n'y a que les avocats des prévenus qui se montrent un tant soit peu civilisés.

Vaguement amusé par sa réflexion, j'adresse à la binoclarde un rictus de connivence. Peu familier des minauderies, je dois reconnaître que sous ses airs de première de la classe, la jeune femme ne se laisse pas marcher sur les pieds. Qualité non négligeable, surtout après trois années à subir la tyrannie de Norton.

- D'ailleurs, ça fait un moment que je n'ai pas croisé Maître Hopper, ajoute-t-elle, songeuse. Mais avec les aveux de Jimmy, ça ne saurait tarder...

Interloqué, je fronce les sourcils alors que les joues de l'assistante rosissent légèrement.

- Jimmy s'est déjà frotté au Chef Norton, confie-t-elle en haussant les épaules.

- Ils se connaissent ?

Un rire discret me parvient, avant que Scarlet ne précise, presque contrite :

- Oh que oui, elle lui fiche une peur bleue !

Pas étonnant.

Hochant la tête, je m'apprête à enchaîner lorsque le téléphone se met à sonner. M'adressant une mimique d'excuse, Scarlet revêt rapidement son masque d'assistante proprette et décroche le combiné, marquant la fin de la conversation.

De retour à mon bureau, je tente d'appeler Gable, sans résultat. Fustigeant mentalement mon second pour son manque de réactivité, mon regard tombe sur le fatras sans nom qui s'amoncelle sur le tableau. Le rapport du légiste, que je connais par cœur. Les photos de la victime, sur le port et à la morgue. L'agenda de la secrétaire, épluché de tous les bords. Les déclarations bancales de Jimmy, qui s'accuse du meurtre.

Drôle d'énergumène, celui-là. Un gamin paumé, pas toujours bien luné, pourtant souvent dans la Lune. À la limite du cas social, mais incapable de sérieusement nuire à quelqu'un.

Non, décidément, ça ne colle pas. Pourquoi Jimmy revendiquerait un crime pareil, pour se confronter à une nana qui l'abhorre et réciproquement, qui plus est ?

Agacé, je guigne avec distraction les clichés pris la veille. Je les ai déjà scrutés mille fois, mais j'espère toujours tomber sur le détail qui fera prendre à l'enquête un nouveau tournant. Le bon, ce coup-ci. Quoi qu'en dise Norton.

Quelle saloperie, quand même. S'obstiner sur un môme, au prétexte qu'il a baragouiné avoir croisé Connor sur les docks et eu la trouille quand l'autre lui a demandé ce qu'il trafiquait dans le coin. Rien que ça, ça ne tient pas la route. Ça ne correspond pas aux coups de couteau flanqués dans la nuque. Le criminel l'a eu par-derrière. Il ne se défendait pas, il attaquait.

Y a pas à tortiller, Jimmy ment.

L'esprit encore fumeux, je songe à l'alléchante éventualité d'un nouveau café lorsque mon regard se fige sur un détail jusque-là snobé. Près de la main de la victime, parmi la masse de mégots, l'un d'eux détonne. La cigarette consommée seulement de moitié, le logo de la marque reste visible.

Et pas besoin de zoomer pour savoir de quoi il s'agit, j'en ai eu sous les yeux y a pas cinq minutes.

Lucky Strike. Putain, est-ce qu'il se pourrait que...

Au hasard d'une idée [nouvelles]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant