Chapitre 4.

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Harry, vous viendrez dans mon bureau tout à l'heure.

La phrase avait résonné en pleine classe un mercredi où les oiseaux chantaient dehors, à l'approche du printemps, deux ans avant la guerre. En entendant la phrase, Harry a relevé les yeux de son pupitre pour regarder l'instituteur, celui qui un jour l'avait frappé sous le préau, avant de baisser la tête à nouveau. On s'est replongé dans nos exercices d'algèbre, personne ne soufflait un mot dans la salle de classe, on aurait entendu mourir un ange. Le matin même, Harry était arrivé à l'école avec un œil au beurre noir et un bleu sur l'arcade (expression idiote d'ailleurs car le bleu qu'il arborait n'était pas bleu mais rouge et violet, marque de la main de son père cognant son fils). Tout le monde savait mais personne ne disait jamais rien, et quand je me suis tourné vers Harry, en classe, j'ai remarqué qu'il serrait les poings. Ses jointures étaient devenues blanches et j'ai murmuré tout bas, pour que le professeur ne nous entende pas :

« Pourquoi il veut te voir ? »

Il a haussé les épaules, et sous la table, j'ai fait frôler nos pieds pour attirer son attention. Il ne m'aurait pas fallu grand-chose pour être mis au coin avec un bonnet d'âne, mais je m'en fichais bien ; et j'ai appuyé ma paume de main contre ma joue pour le regarder plus encore. Je le trouvais beau, même avec les marques de la violence sur le visage.

« Tu me raconteras ce qu'il te voulait ? »

« Si tu veux. »

Sa voix était rauque, pleine d'angoisse et de fatigue. Il n'avait pas beaucoup dormi et j'aurais voulu passer mes doigts sur ses cernes pour les effacer. J'ai reporté mon attention sur les exercices écrits sur mon cahier, mais il ne s'est pas écoulé beaucoup de temps avant que je ne regarde Harry à nouveau – ses poings tremblaient encore, et son pied frappait le sol, signe d'une appréhension évidente à l'idée de se retrouver seul avec l'instituteur à la fin de la classe.

« N'aie pas peur. », j'ai murmuré alors, même si je ne savais pas bien sur quoi était bâtie sa peur. Je me souviens de ma main attrapant la sienne sous la table pour délier son poing, doucement, doigt par doigt, jusqu'à pouvoir tracer un cercle dans sa paume de main. Il a croisé mon regard, il a esquissé un sourire, et ça valait pour tous les merci du monde.

J'ai essayé d'attendre Harry dans le couloir, ce jour-là ; mais notre professeur est venu me dire de quitter les lieux. Il ne voulait pas de moi dans le couloir, ni de personne d'autre d'ailleurs – alors à dix-sept heures, j'étais en bas dans la cour, adossé à un mur, les bras croisés, attendant qu'Harry sorte. Les minutes se sont écoulées, longues, interminables, dans le silence de l'école déjà désertée depuis longtemps. Le soleil se couchait et j'ai pensé à m'allumer une cigarette, mais je n'étais pas à l'abri du directeur qui rôdait souvent dans le coin. Au bout d'un temps infiniment long, je l'ai vu enfin passer la porte du bâtiment, son cartable sur le dos, la démarche mal assurée. L'instituteur était derrière lui et il a passé une main dans les cheveux d'Harry puis dans sa nuque, d'une poigne forte et possessive. Tous ces gestes-là m'ont paru bizarres et je ne savais plus sur quel pied danser quand les yeux de l'instituteur se sont plantés droit dans les miens, avec une violence étonnante, la crainte du prédateur découvrant que sa proie pourrait lui être volée sous son nez. Peu importe que j'ai quinze ans et lui quarante ; peu importe que je sois son élève et lui mon maître. Je sais qu'à cet instant, de tout son être, il m'a haï. Il s'est penché ensuite pour glisser des mots à l'oreille d'Harry qu'il a plus tard a refusé de me répéter, et je n'ai pas posé davantage de question lorsqu'il m'a proposé d'aller se baigner dans le ruisseau à côté de l'école en plein mois de mars.

Il y avait pourtant dans ses gestes quelque chose d'étrange. Il se frottait le corps avec l'eau comme pour faire partir une crasse invisible, et assis sur mon rocher, bien trop frileux pour me baigner, je cherchais à décrypter la clé du mystère qui m'avait échappé.

« Qu'est-ce qu'il te voulait alors ? », j'ai fini par demander doucement, et il a relevé ses yeux verts pour me regarder. Il ne ressemblait plus vraiment à l'enfant craintif qu'il était quelques minutes auparavant en sa présence, nerveux, apeuré comme un oiseau sous le vol de l'aigle. Maintenant, il avait les traits d'un homme. Son visage s'est déformé sous la colère, et il est sorti de l'eau pour attraper la chemise de son uniforme.

« C'est un salopard, c'est tout, et un jour je le tuerai. »

« Pourquoi ? »

« Parce que. Tu ne dois jamais être tout seul avec lui. Promets-moi ça, Louis. », et il avait l'air si sérieux, si important, lorsqu'il s'est approché pour me faire face. Jamais nos lèvres n'avaient été si proches. Jamais son souffle n'avait frôlé le mien de si près. Le vert de ses yeux a plongé dans le bleu des miens, et il a répété avec plus de force : « Jamais tu ne dois être tout seul avec lui. Si jamais il demande à te voir tout seul avec lui, tu m'appelles, et je resterai avec toi. Promets-le moi. »

J'ai promis, bien sûr. Je lui aurais tout promis.

Mais cette promesse ne fut pas bien utile, car ce n'était jamais moi que notre professeur demandait à voir tout seul dans son bureau. Harry a souvent été le dernier élève à sortir de la classe, une heure après tous les autres – et quand ça arrivait, toujours, je l'attendais en bas dans la cour. Nous allions ensuite nous baigner dans le ruisseau derrière l'école. Il frottait son corps jusqu'à la nuit tombée, parfois si fort que sa peau devenait rouge ; et pendant qu'il frottait, il me parlait du jour où il foutrait une balle en plein milieu de la tête du professeur avec un pistolet volé. Je ne comprenais pas bien ce qu'il racontait, mais je jurais en moi-même de l'aider à le faire et de cacher le corps avec lui dans l'eau des canaux pour qu'on ne l'accuse jamais.

Nous n'avons pas eu à le faire. Monsieur Langlois, car c'était son nom, est mort deux jours à peine après avoir été envoyé au front. Il avait, il faut le croire, plus de facilité à toucher les adolescents qu'à tenir une arme pour se battre.

 Il avait, il faut le croire, plus de facilité à toucher les adolescents qu'à tenir une arme pour se battre

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Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant