Chapitre 20.

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Nous étions en juin quarante. Depuis près d'un an déjà, la France était en guerre, et nous avions regardé ça d'un œil lointain et inquiet, n'ayant pas été appelés pour aller se battre. On continuait à vivre et on se préparait : nous avions compris depuis longtemps déjà que ce monde n'était pas fait pour nous et qu'il y aurait d'autres guerres, d'autres tempêtes et d'autres désastres à essuyer. Quelle importance, tant qu'on était ensemble. S'il fallait se battre, nous ferions en sorte d'être affiliés au même régiment, et peut-être que nous aurions de la chance. On veillerait l'un sur l'autre. On se protégerait.

Mais ce n'était pas ce qui se profilait à l'horizon. Nous avions plutôt eu vent d'une occupation de la France par l'Allemagne du troisième Reich, et à ce moment-là, à Saint-Malo, les rumeurs allaient vite. On racontait tout et son contraire ; on parlait des juifs et de l'étoile brodée à leur poitrine, des villages pillés et incendiés, tombés sous le coup de l'ennemi, des femmes violées et des prisonniers de guerre, des handicapés fusillés par la Gestapo, des homosexuels déportés dans les camps en Pologne. On ne savait pas combien. On ne savait pas non plus quelle était la part de vérité là-dedans. Mais ce qu'on savait, c'est que pour l'ennemi nazi, deux hommes ne pouvaient pas s'aimer.

Un matin, nous avons appris que les Allemands arrivaient. Des membres de la Résistance avaient sonné l'alerte intra-muros ; j'étais au marché lorsque je l'ai appris. Tout est allé très vite. La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre, de foyers en foyers, en remontant jusqu'à la maison – car lorsque je suis rentré, Harry n'était plus là. Le facteur lui avait déjà annoncé la nouvelle et mon amour, qui n'avait jamais pu supporter les moments de grandes agitations, était parti à la mer. J'ai su tout de suite que je le trouverais là-bas, et qu'il n'y avait aucun endroit au monde plus sûr que l'océan. Ici rien de mal n'arriverait jamais.

Je me suis assis à ses côtés, et j'ai écouté pendant plusieurs minutes le bruit du roulement des vagues à nos pieds. Les Allemands étaient en route et venaient s'emparer de Saint-Malo par la campagne. Nous ne pourrions plus nous ravitailler là-bas. On pourrait tenir peut-être quelques temps isolés dans notre maison ; mais ce n'était qu'une question de jours avant qu'ils ne décident d'aller patrouiller par chez-nous. Ils nous trouveraient. Il n'y avait plus beaucoup d'espoir – mais je me suis quand même tourné vers Harry, et j'ai fini par briser le silence.

« Il faudrait que tu retournes dans la maison de ta mère. On fera semblant d'être voisins... », j'ai tenté doucement. La maison de son enfance, en face de la mienne, était désormais vide, mais je savais qu'il avait les clefs. Il faudrait pour survivre se résoudre à jouer une pièce de théâtre ; comme si nous ne portions pas gravé sur la peau les marques de notre amour. Comme si nous n'avions pas vécu mille nuits d'amour, comme si nous n'avions pas invoqué cent mille promesses sous les étoiles. Il faudrait retirer nos alliances et les cacher sous les lattes de parquet. Mais Harry a secoué la tête lentement ; il y avait du calme dans son regard, la tranquillité douce et sereine que la mer lui apportait, bien loin de la peur de l'occupant.

« On ne va pas faire ça. », il a simplement répondu sans me regarder. J'ai cru qu'il allait proposer autre chose, ou trouver une autre solution pour échapper à la violence qui s'amorçait et qui avançait à la vitesse des chars de guerre en notre direction, mais il n'a rien dit d'autre. Des minutes se sont écoulées encore, et une goutte de pluie est venue frapper mon épaule. Le ciel commençait à pleurer.

J'ai murmuré : « Il va falloir qu'on se cache. On ne peut pas vivre ensemble. S'ils font parler les gens de Saint-Malo... » Car ces gens-là, même s'ils nous avaient protégé pendant des années, parleraient avec un fusil pointé sous le menton. Ils n'étaient pas fous. Il suffirait de pointer le canon de l'arme sur la tête du benjamin de la famille ou sur le ventre de la femme enceinte pour que l'on nous trahisse comme si nous n'avions jamais compté. Ils vendraient les juifs, les homosexuels, les handicapés, juste pour être laissés en paix – et qui pourrait les blâmer. Nous aurions fait la même chose. Ils auraient pointé une arme en direction d'Harry et j'aurais vendu Saint-Malo toute entière pour qu'ils le laissent.

Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant