Soir deux.
J'ai remarqué rapidement qu'il passait toutes ses soirées à la plage, toujours à la même heure. Comme un rituel, ou plutôt comme un rendez-vous secret avec la mer, il partait à dix-huit heures et ne revenait que tard dans la nuit, souvent après une heure du matin. Je ne l'ai pas espionné mais il était obligé de passer devant ma maison pour descendre vers le front de mer, jamais sans m'accorder un regard bien sûr, même lorsque je me trouvais encore dehors dans le champs à rabrouer le foin et à nourrir les bêtes. J'avais d'autres plans, avant la guerre. J'aurais voulu rejoindre Paris, puisqu'on disait que là-bas, il y avait tant de choses à faire. J'aurais écrit des vers ou appris à peindre dans un de ces cafés bohèmes où traînent les artistes torturés, et ça aurait été une belle vie. Mais mon frère et mon père venaient de mourir à la guerre, ma mère était seule, il ne restait plus que moi pour nourrir le bétail.
Alors tous les soirs, à la fin de la journée, je le voyais sortir de chez lui, claquer la porte, et descendre en trottinant le petit chemin de terre qui menait jusqu'à la côte bretonne. Il rejoignait la mer, s'asseyait sur le sable, et il regardait la nuit tomber. Les étoiles remplissaient déjà le ciel quand il rentrait chez lui beaucoup plus tard, en empruntant le même chemin et en passant toujours devant chez moi sans rien me dire. Les nuits étaient encore chaudes en septembre et la plupart du temps il ne portait qu'une chemise fine en lin blanc dont les manches étaient retroussées jusqu'aux coudes, un pantalon en toile qui flottait avec le vent, deux bretelles noires.
Au début, quand j'ai compris son rituel et remarqué qu'il ne sortait que la nuit (sûrement pour pouvoir fuir le regard des gens du village à l'affût de la moindre chose à raconter), j'ai pensé qu'il arriverait bien un moment où il me dirait bonjour. En souvenir des belles années au moins, d'une promesse honorée de se tenir en vie et d'échapper à la mort. Bonjour, c'est tout ce qu'il m'aurait fallu. Je m'en serais contenté. Il aurait accompagné ses mots d'un signe de tête évasif et j'aurais compris alors que l'on peut perdre des gens même quand ils sont encore près de nous, que la vie est ainsi faite, que parfois même il vaut mieux les laisser partir. J'aurais accepté de perdre Harry pour ça. Mais je l'ai vu passer une fois, deux fois, trois fois, jamais sans un regard – et d'une certaine façon, je crois que ça m'a fasciné autant que frustré. J'ai eu l'impression de ne plus exister et je me suis demandé un moment si nous n'étions pas devenu l'un pour l'autre des fantômes, deux âmes appartenant à deux univers différents qui ne cessent de se frôler sans pouvoir se toucher. Ou bien peut-être voyait-il encore la guerre, dans des hallucinations qui auraient transformé le monde qui l'entourait, comme lorsque petit je faisais des crises de somnambulisme et que je me baladais dans les rues persuadé de marcher sur la Lune. Peut-être voyait-il encore les tranchées, les obus, la boue, le froid, les ruines, les corps, le sang et la chaire déchiquetée. Peut-être simplement ne voulait-il plus de moi.
C'est parce que je n'aime pas l'ignorance ni l'indifférence que je suis retourné le voir. Je portais sur les épaules le souvenir des belles années, de tant de choses que j'aurais voulu lui raconter si ça avait pu aider à le faire revenir au monde, mais quand je me suis assis à côté de lui, à nouveau, je n'ai pas eu le droit à un regard. C'est à peine s'il a remarqué ma présence. Avec lui on en serait venu à douter d'exister, et c'est une chose qui arrivait déjà avant la guerre, quand il brillait si fort qu'il faisait de l'ombre à tout ce qui existait autour de lui.
« Tu te souviens de Charlie et de Roméo ? », j'ai demandé soudain, parce que le souvenir m'est revenu en plein visage dans un nuage de couleurs et de bruits. Il n'a pas bougé. Il n'a même pas eu un hochement de tête et de façon imperturbable, son regard est resté rivé sur la mer, mais j'ai continué quand même. « Tu traînais avec eux, souvent quand je n'étais pas là, quand j'étais malade ou dispensé de sport à cause de ma cheville. Ils t'aimaient bien. Beaucoup, même. Un jour, tu étais venu en classe avec une bouteille de Gin dans ton cartable, je ne sais même pas où tu avais déniché ça au final, ni même si tu en avais déjà goûté, quand bien même tu disais à tout le monde que tu avais l'habitude d'en boire et que ça ne te rendait même pas un peu saoul. Et comme ils t'admiraient et qu'ils voulaient t'imiter, ils avaient bu toute la bouteille à eux deux, cachés dans les toilettes, devant toute la bande des garçons de la classe qui criaient pour qu'ils la vident entièrement. Toi tu étais adossé au mur les bras croisés, tout fier, et ça t'avait fait rire quand ils avaient fini ivres comme des trous à ne plus pouvoir aligner deux pas. Il y avait un peu de mépris dans ton regard même si tu les avais quand même aidé à se relever, et que tu t'étais dénoncé pour qu'ils ne se fassent pas trop punir. Ce qui n'avait servi à rien au final, car vous aviez eu tous les trois des heures de colle. Je ne sais pas pourquoi je repense à ça. Je sais que Charlie n'est pas revenu de la guerre, et que Roméo a perdu tout l'usage de la partie inférieure de son corps, en entier. »
Au bout d'un moment, j'ai simplement arrêté de parler. J'aurais pu continuer comme ça longtemps mais ça n'aurait servi à rien, car alors mes mots étaient prononcés dans du vide, et sûrement atteignaient-ils davantage les mouettes qui volaient au-dessus de nous plutôt que lui. J'ai eu la sensation que tout était déjà perdu. Qu'il n'existait sur le passé et les souvenirs que des cendres éteintes depuis longtemps, et que souffler dessus n'aurait servi à rien d'autre qu'à s'essouffler inutilement. Je suis resté encore à ses côtés un temps qui m'a paru infiniment long avant de me relever finalement, et quand je me suis trouvé debout devant lui, le vent faisant voler quelques mèches de mes cheveux courts, j'ai essayé de capter son regard une dernière fois. Une première fois.
« On t'aimait tous beaucoup, tu sais, à l'école, et moi je t'aimais encore plus que les autres. », je me suis entendu prononcer, mais je ne sais plus aujourd'hui si c'est véritablement une phrase que j'ai dite. Peut-être l'ai-je juste pensée.
Ce dont je me souviens en revanche, c'est qu'une fois remonté sur le front de mer, je me suis tourné une dernière fois pour le regarder. J'étais loin de lui, mais encore assez proche pour distinguer précisément les traits de son visage. Harry pleurait. Il pleurait comme un enfant. Il avait enfoui son visage contre son bras, ses mains avaient glissé dans ses boucles emmêlées, et je pouvais voir de là où j'étais le mouvement de son dos qui se soulevait au rythme des sanglots qui l'animaient.
Je suis rentré chez moi le cœur si lourd qu'il en déséquilibrait l'univers.
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Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)
FanfictionLouis et Harry se sont connus bien avant que la guerre n'éclate, dans un collège de garçons, quelque part dans la ville fortifiée de Saint-Malo. Ils n'aimaient pas beaucoup l'école et passaient alors la plupart de leur temps à traîner dehors, partag...