Chapitre 11.

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Le lendemain, après avoir passé la matinée à essayer de vendre des œufs de la ferme, du lait et du fromage au marché de Saint-Malo, je me suis dirigé vers la bibliothèque du village. Je marchais la tête basse, terrorisé à l'idée qu'on m'insulte ou qu'on me crache au visage – car j'étais convaincu que le concierge du cimetière avait parlé et que tout le monde savait pour le baiser au cimetière avec Harry. J'avais peur de croiser le regard des gens. J'aurais voulu devenir transparent, aussi léger que le souffle du vent, ne laissant sur mon passage qu'une légère brise silencieuse et invisible.

« Louis ? », j'ai entendu soudain, et j'ai sursauté brusquement avant de relever le visage. C'était l'ancienne poissonnière, une vieille amie de ma mère qu'on appelait Madame dent-de-lion à cause des pissenlits qui poussaient dans son jardin. Quand on passait devant chez elle, à chaque fois, on arrachait une fleur pour souffler dessus. À cinq ans, c'était parce qu'on trouvait ça joli de voir tous les petits pétales des pissenlits s'envoler vers le ciel. À dix ans, c'était parce qu'on savait que ça la faisait crier et que ça la plongeait dans une colère noire. Elle disait toujours que nous étions de sales petits garnements et que le petit Jésus nous punirait d'arracher ses fleurs. Nous n'étions pas des enfants sages.

Ainsi donc, Madame dent-de-lion m'avait appelé dans la rue. Quand elle a vu mon visage, elle a souri doucement, et il y avait tant de bonté et de tendresse dans son regard.

« Tu voudrais bien m'aider à porter mon panier jusque chez moi ? Tu serais un bon garçon. »

J'ai porté le panier jusqu'à sa maison, tout en haut d'une longue côte très raide qui réveillait ses rhumatismes. Elle me parlait de ses enfants qui étaient partis en voyage à Paris, et de ce qu'elle pensait des gens de là-bas – elle avait beaucoup d'opinions sur beaucoup de sujets. Elle disait : à la campagne, nous sommes des gens de valeur, retiens toujours ça, Louis. Pendant qu'elle parlait, je songeais que le concierge avait gardé le secret pour lui, et que personne dans le village n'était au courant. Madame dent-de-lion savait tout sur tout le monde. Si elle avait été au courant du baiser, elle me l'aurait dit : ça n'aurait sûrement pas été méchant, mais elle ne se serait privée de rien. Elle était de ces vieilles personnes qui ont toujours un avis tranchant sur les choses et sur le monde. Elle m'aurait dit qu'il faudrait guérir, que ce n'était pas bien d'embrasser des hommes, que c'était une maladie et que je ne devais jamais recommencer. Elle m'aurait parlé de sa jolie petite voisine de dix-huit ou dix-neuf ans qui cherche à se marier, et elle aurait essayé de nous caser ensemble pour me protéger des vices, du mal et du péché. Elle ne disait rien de tout ça. Elle ne parlait que des parigots, et quand on est arrivé devant sa maison, elle a posé doucement ses mains sur mes joues pour encadrer mon visage.

« Merci, mon garçon. Ton père et ton frère doivent être très fiers de toi. »

C'était la première fois qu'on me le disait. La première fois qu'on les évoquait devant moi. J'ai eu la gorge nouée et l'envie de fondre en larmes, mais puisque j'étais un homme, je me devais d'être fort. Je n'ai pas pleuré. J'ai juste dit merci, j'ai glissé la pièce de cinq francs qu'elle m'avait donné dans le fond de ma poche et je suis reparti en direction de la bibliothèque. Il y avait beaucoup de monde à l'intérieur, il faisait bon, presque trop chaud, et j'ai cherché rapidement le dictionnaire posé sur une table en bois dans le fond de la salle. Je me sentais comme une imposture. Il n'y avait que des intellectuels, de vieux messieurs qui portaient des chapeaux et des monocles, qui fumaient la pipe et qui discutaillaient des heures durant de théologie ou de philosophie. Ils étaient là pour une conférence vraisemblablement, et j'ai pressé le pas pour ne pas me faire repérer ni accoster. J'avais peur de leur sagesse, elle me reflétait mon manque cruel d'outils de langage – et par angoisse, je me suis fait tout petit en rasant les murs. Ça m'a pris vingt minutes de chercher le mot Scinder dans l'énorme dictionnaire de la langue française. Dix minutes pour comprendre comment ça fonctionnait – et dix autres minutes pour réussir à orthographier le mot correctement. Ce n'était pas cinder, ni sinder, mais scinder, en collant les deux lettres, et j'ai pensé que c'était drôle comme orthographe. La définition disait : Couper, diviser, il n'est d'usage qu'au figuré. J'ai trouvé ça si grand et si beau de pouvoir comprendre tous les mots du monde que je me suis mis à en chercher d'autre. Sceptre. Schisme. Scepticisme. Sciatique. Scherzo. Sur la cinq-cent-soixante-septième page du dictionnaire, il y avait tant de mots que je ne connaissais pas, tant de mots que j'ignorais ; et déjà j'envisageais de voler le dictionnaire de la bibliothèque. J'aurais donné n'importe quoi pour l'emporter chez moi, mais comme l'objet était trop gros et que je n'avais pas vraiment l'âme d'un voleur, je l'ai laissé sur la table en bois. Je me suis glissé ensuite entre les étagères pleines de gros livres : il y avait du Zola, du Balzac, du Victor Hugo, du Stendhal. Tous ces grands noms m'étaient vaguement familiers, mais je n'avais jamais rien lu de la sorte. En me voyant attraper au hasard les Essais de Montaigne, l'un des intellectuels m'a souri. « Tu devrais plutôt lire Jules Verne. Ce sera plus facile pour toi. », il a proposé doucement.

Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant