Chapitre 5.

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Lorsque septembre a laissé sa place au mois d'octobre, ma mère a décidé qu'il était temps pour nous de partir à Paris. Nous avions de la famille là-bas, des cousines qui habitaient dans un grand appartement haussmannien à Montmartre, près des cafés de bohème. C'est là-bas qu'elle voulait aller, pour oublier la maison trop grande, trop vide et pleine de fantômes. Je la regardais faire ses bagages avec toute l'urgence des décisions qui se prennent à la volée, et je sentais ma gorge se nouer. J'étais comme un gamin qui attend ses parents au portail de l'école et ne les voit pas arriver, avec la peur terrible de l'abandon.

« Maman, je ne peux pas venir avec toi, on ne peut pas laisser la maison. »,j'ai dit doucement, parce qu'il me fallait porter toutes les responsabilités et endosser le rôle de l'homme de la famille. Ce rôle pourtant, je n'avais pas envie de le prendre, et pour la première fois, l'absence de mon père m'a semblé infiniment cruelle. J'aurais préféré sacrifier cent hommes pour qu'il revienne. Jusqu'ici j'avais accepté sa mort comme elle était venue, avec une forme de renoncement, sans trop y penser – maintenant, elle me revenait en plein visage. Mon père était mort. Envolé pour de bon dans les nuages sans aucune possibilité de retour. Il nous avait laissé, ma mère et moi, et elle perdait la tête. Il n'y avait rien de rationnel dans ses gestes décousus, pressés, comme sile dernier train pour Paris allait bientôt partir et qu'il n'y en aurait jamais plus ; et je me suis approché pour prendre sa main et attirer son attention. Il m'a semblé qu'elle ne m'avait pas entendu la première fois.

« Maman, on ne peut pas laisser la maison comme ça. Les factures, la pension de l'église, les récoltes du jardin, on ne peut pas tout laisser en plan. »

Elle a relevé les yeux, m'a dévisagé un instant avant de replonger le nez dans ses bagages. J'ai compris d'un seul coup que ma mère allait mal, et beaucoup plus mal que je ne l'aurais pensé. Autour de moi, c'était comme si le monde tombait en lambeaux, et je n'avais pas assez de mains pour retenir tous les morceaux de l'univers.

« On s'en va à Paris, mon chéri. Fais tes bagages. »

« On ne peut pas partir. Si tu t'asseyais un peu, pour réfléchir ? »

C'est ce qu'elle a fait. Elle s'est laissée guider, et je l'ai faite s'asseoir sur le rebord du lit pour qu'elle puisse respirer. Elle avait le regard dans le vague, comme si elle n'était plus tout à fait sûre de ses pensées. Ses yeux ont détaillé la pièce un instant, les meubles qui nous entouraient, puis la valise à ses pieds, et elle a murmuré une excuse dans un petit souffle rapide.« Pardon Thomas, pardon, je ne sais plus bien ce que je fais. », elle a dit, sans se rendre compte qu'elle venait de me donner le nom de mon frère. Depuis combien de temps ma mère était-elle devenue cette âme en peine, bousillée par le deuil ; je n'en avais aucune idée mais ça m'a semblé irréparable.

Elle est partie se coucher à dix-sept heures, le premier octobre. Le deux au matin, il n'y avait personne dans la maison. La valise avait disparu avec elle. Dans la salle de bain, plus de brosse à dent, plus de linge de nuit, plus de brosse à cheveux ni de poudre à maquillage. Ses placards étaient vidés pour laisser toute la place à de nouveaux fantômes. Je suis descendu au village à bicyclette en roulant si vite sous la pluie d'automne que mes pneus faisaient des dérapages, et je crois que j'ai fait un peu de peine aux gens qui m'ont aperçu. On racontait avoir vu ma mère partir dans le premier train pour Paris, à l'aube, vers six ou sept heures. Elle ne m'avait laissé aucune lettre, aucun mot – et moi je me sentais seul au monde, plus seul même que dans les tranchées. Je suis rentré chez moi trempé, mes vêtements regorgeant de l'eau de pluie, mes cheveux tombant sur mon front, et j'ai rencontré Harry qui s'apprêtait à partir vers la mer. Je ne m'étais pas rendu compte que je venais de passer tout mon après-midi à tourner dans la vieille ville, à l'intérieur des remparts, cherchant ma mère à tous les coins de rue. J'ai donc rapidement calculé qu'il était dix-huit heures et que je devais m'être traîné dans le froid pendant à peu près dix bonnes heures, ce qui n'était pas rien.

En me voyant, Harry s'est approché. Pendant tout le mois de septembre, je l'avais vu partir à la mer toujours à la même heure, imperturbable, qu'il pleuve, qu'il tonne ou qu'il vente, par ce même sentier, le regard à chaque fois résolument fixé sur l'horizon. C'était la première fois qu'il changeait les plans. La première fois qu'il déjouait l'univers.

Je suis descendu de mon vélo lorsqu'il est arrivé à ma hauteur, et mon souffle me brûlait dans ma poitrine à force de tant d'efforts. Mes pieds étaient glacés dans mes chaussures et je ne sentais même plus le bout de mes mains.

« Ma mère est partie. », j'ai murmuré, et ça a fait trembler ma voix. « Elle est partie à Paris, elle m'a laissé tout seul. Je ne sais pas comment faire. » Il y avait dans mes mots l'aveu de mon impuissance : je n'avais sincèrement aucune idée de ce qu'il convenait de faire, et je ne voulais pas vivre seul. Je ne voulais surtout pas dormir seul. « Je ne peux pas retourner là-bas. », je pleurais, et il a attrapé mon visage entre ses mains doucement. La bicyclette est tombée. Le monde est tombé. Mon cœur est tombé, tout en bas de ma poitrine, dans un choc sourd et lourd qui a vibré jusqu'à mon estomac. J'ai cru qu'il allait dire quelque chose, mais aucun son n'est sorti de ses lèvres – il a seulement planté son regard dans le mien et ça valait pour une promesse. Je ne serais jamais seul. Il y aurait toujours la plage pour passer mes nuits. Je comprenais alors que le noir et la solitude lui étaient tout aussi insupportables que moi, et qu'il avait trouvé auprès de la Lune le réconfort d'une présence maternelle. Son pouce a caressé ma joue, et il a lentement acquiescé, comme pour me dire qu'il comprenait et que tout irait bien malgré tout. Ça n'a pas duré longtemps, mais c'était plus fort que tous les rendez-vous d'amour avec Marie dans les hautes herbes.

Il m'a emmené à la mer ensuite. On marchait en silence sur le sable mouillé, et on s'est assis l'un à côté de l'autre, tout près des vagues qui venaient chatouiller nos pieds. On ne se touchait plus – il avait reculé trop vite, comme si l'on pouvait se brûler à s'approcher de trop près – mais j'avais la sensation d'avoir gardé un peu de lui sur ma peau. Nous n'avons pas parlé mais nous avons vu défiler les heures, en dépassant largement vingt-trois quarante-trois, jusqu'à atteindre le milieu de la nuit. Je tremblais de froid, ma gorge était devenue sèche, présageant un mauvais rhume dans le meilleur des cas, une pneumonie de façon plus certaine. Mes dents claquaient. Nous n'avons pas eu besoin de dire quoi que ce soit pour décider qu'il était temps de rentrer :trente minutes de plus sur cette plage et j'y aurais laissé mon âme.

Je venais de gagner une poignée d'heures sur une nuit entière de solitude. Ça a été son premier cadeau pour moi : sa présence à mes côtés, tous deux silencieux sur les longues plages de la côte bretonne. On s'est quitté sur le petit chemin de graviers sans savoir comment se dire bonne nuit, aux alentours de quatre heures du matin. Il en restait trois avant que l'aube ne se lève, et une fois enfermé dans ma chambre, avec toutes les lumières allumées pour me tenir compagnie, je suis venu me poster près de la fenêtre.

Pour la première fois depuis longtemps, il avait retiré les rideaux. J'ai aperçu sa silhouette dans la pénombre se déplacer d'un coin à l'autre de la chambre avant de rejoindre son lit au fond de la pièce. J'ai compris immédiatement qu'il l'avait fait exprès.

Même si le silence m'assourdissait l'esprit, cette nuit-là, je n'ai pas eu peur des fantômes de ma maison d'enfance. Il était à un chemin de graviers de moi, et c'était assez pour dormir sans rêves noirs.  


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Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant