Prologue.

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La première fois que je l'ai vu, nous avions treize ans, et demi, et la guerre était encore loin. C'était à l'école, le premier jour de classe, un mardi de septembre plein de pluie où l'on s'est retrouvé quelque part dans la cour de l'école des garçons. En face il y avait la cour d'école des filles, moins nombreuses, plus sages aussi ; il n'y avait qu'un muret pour nous séparer et en se mettant sur la pointe des pieds, on pouvait les voir et leur parler. Lui ne s'intéressait pas beaucoup aux filles, et quand les autres garçons de la classe partaient les voir à la récréation, il s'enfuyait vers les toilettes. Il ne s'intéressait pas plus au ballon même quand les garçons l'invitaient à jouer, et le jour où je suis venu moi-même lui annoncer que nous avions besoin d'un défenseur – Elton était tombé malade et il nous fallait absolument un joueur de plus dans l'équipe –, il a simplement décrété que ça ne l'intéressait pas.

« Qu'est-ce qui t'intéresse, alors ? »

« C'est un secret. »

J'ai découvert un peu plus tard que c'était les cigarettes qu'il fumait dans les toilettes, pendant que l'on s'amassait bêtement autour du petit muret pour avoir une chance de dire bonjour aux filles de l'école d'en face. Quand il s'est fait attraper, on l'a vu se faire gifler par un professeur sous le préau, et comme la claque était forte, le bruit a résonné comme un coup de pistolet. Il n'a pas pleuré, même quand son nez s'est mis à saigner à cause de l'impact. Il a simplement relevé le menton, les boucles de ses cheveux entouraient délicatement son visage, ses yeux verts ont défié celui de l'homme en face de lui ; et puisque c'était un affront à l'obéissance, il y a eu une seconde claque. Une troisième. Il relevait la tête à chaque fois et c'est devenu un jeu sordide, parce qu'alors nous avions tous compris – lui le premier – qu'il se ferait gifler jusqu'à ce qu'il baisse la tête vers le sol sans la relever. Dans les gifles que le professeur donnait, j'ai pensé depuis mon regard d'enfant qu'il devait lui-même en avoir reçu dans sa jeunesse, et que ça devait lui faire du bien, forcément, de cogner ainsi. Il avait l'air de prendre drôlement son pied, de trouver une forme de jouissance dans la violence, mais le directeur est arrivé, il a demandé ce qu'il se passait, et a jugé qu'Harry avait reçu une assez bonne correction pour comprendre la leçon. Il avait le visage en sang, mais quand il est passé à côté de notre groupe de garçons pour rejoindre la classe, il souriait. C'est sur moi que ses yeux se sont posés, et je l'ai trouvé courageux.

A partir de là, on ne s'est plus quitté beaucoup. On a passé le reste de notre scolarité à fumer ensemble dans les toilettes en élaborant tout un tas de stratagèmes pour ne pas se faire coincer ; et quand les cigarettes ne nous ont plus procuré la dose d'adrénaline dont nous avions besoin, on s'est mis à l'école buissonnière. Ce n'était pas bien difficile puisqu'on se rendait à nos heures de colle avec le plaisir de pouvoir s'y trouver et de passer du temps ensemble tous les deux – alors puisque la punition ne nous faisait pas peur, et qu'elle nous ravissait même, on s'adonnait à ce jeu une ou deux fois par semaine. Quand on sortait, souvent, on ne faisait rien d'autre que de marcher le long des docks en discutant de poésie, de science et de politique. Il avait beaucoup plus de connaissances que moi, et la plupart du temps, je l'écoutais simplement. Parfois sa main frôlait la mienne et mon cœur cognait si fort dans ma poitrine que ça m'en donnait la nausée. Pendant les heures de colle qui suivaient nos évasions, nous ne faisions rien d'autre que de finir nos devoirs, assis l'un à côté de l'autre dans un silence quasi religieux, sous le regard d'un professeur qui du haut de son bureau devait penser sûrement qu'on ne ferait jamais rien de bien et qu'on finirait derrière les barreaux d'une prison. Mais ça valait la peine, et j'aurais bien aimé que ça ne s'arrête jamais.

A dix-sept ans, il a eu sa première petite-amie, et je me souviens bien du moment où il me l'a appris. On était dehors – près des docks, cachés du reste du monde –, il venait de me parler d'elle pendant cinq ou dix minutes, de ses cheveux blonds comme le blé, de ses mains qui l'avaient touché et des siennes qui avaient donné des caresses en retour. J'apprenais dans un même temps que l'on pouvait se donner du plaisir simplement en se touchant, et qu'on pouvait crever de jalousie simplement avec des mots. Sa main est venue doucement se poser sur ma joue, et il souriait si fort que c'était encore plus douloureux. J'ai cru qu'il allait m'embrasser, mais il a simplement penché la tête, et il a murmuré d'une voix plus douce que d'habitude : « De toute façon, ce sera toujours toi que je préfère. » Mais je n'ai pas compris ce qu'il voulait dire, et pendant longtemps, j'ai pensé que toute la peine que j'avais ressentie alors venait du regret de n'avoir jamais eu de petite-amie.

Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant