J'ai croisé Marie dans le village de Saint-Malo le lendemain matin au détour d'une ruelle. J'étais venu vendre mes œufs de poule mais une part inconsciente de moi n'était là que pour elle, et lorsqu'elle s'est approchée pour venir me saluer, j'ai vu dans son regard comme un éclat de lucidité et de compréhension. Elle avait deviné avant que je ne trouve des mots pour le formuler. Elle était brillante et vive d'esprit ; elle avait surtout une très bonne intuition, et c'est pour ça que son index est venu se poser contre mes lèvres pour m'empêcher de le dire à voix haute.
« Pas ici. »
Les gens écoutaient toujours les conversations qui ne les concernaient pas. Comme elle était la fille du prêtre, Marie portait en elle l'image d'une jeune fille pure, vierge et chaste, et son père lui-même n'avait aucune idée de ses escapades avec moi. Si ça avait été amené à se savoir, je crois qu'il m'aurait tué et qu'il l'aurait mise à la porte ; et pour cette raison, tous les deux, nous étions devenus un secret. Alors elle a pris ma main pour m'entraîner ailleurs, dans une petite rue moins fréquentée, et elle a croisé ses bras contre sa poitrine dans un signe d'attente et d'appréhension.
« On ne peut plus continuer à se voir. », j'ai murmuré, et elle n'a pas eu l'air bien surprise. J'ai vu de la tristesse passer dans ses yeux. J'ai vu de la gêne et de la honte d'être celle qu'on laisse et qu'on abandonne. Elle a dansé sur un pied puis sur l'autre, incapable de savoir comment se tenir, avant de cacher ses mains contre son dos. Elle attendait des explications qui ne sont pas venues, et j'ai pensé qu'elle se mettrait peut-être en colère ou qu'elle me donnerait une gifle, mais elle n'a rien fait de tout ça. Il ne pouvait pas y avoir de violence dans ses mains si douces qui m'avaient apporté tant de belles choses.
« C'est parce que tu n'es pas amoureux de moi ? »
« C'est parce que je pense que tu mérites mieux qu'un garçon qui n'a pas toute sa tête et qui voit des fantômes. »
Il y avait du vrai là-dedans. Je me pensais malade de désirer Harry autant qu'elle ; de rêver d'eux la nuit, d'aimer les lèvres d'un garçon et d'apprécier en parallèle les baisers d'une fille. Je savais que les hommes qui aimaient les hommes étaient malades, mais je n'avais jamais entendu parler de ceux qui aimaient les deux genres, ça n'existait même pas dans le dictionnaire que j'étais pourtant allé feuilleter plusieurs fois pour trouver des réponses. Je pensais dur comme fer que quelque chose était cassé à l'intérieur de moi et que je n'étais pas sain d'esprit – et tout ça, c'était sans compter les fantômes que je voyais du soir au matin dans l'allée de graviers. Tous les morts que je traînais derrière moi et qui m'avaient suivi depuis l'Oise, des soldats par centaine qui n'arrivaient pas à trouver la paix et qui me hantaient en criant et en appelant à l'aide. Il y avait aussi mon manque de culture évident, mon absence de vocabulaire, ma timidité légendaire ; il n'y avait rien de bon en moi, et elle méritait mieux. J'aurais préféré mille fois qu'elle finisse sa vie avec un homme qui la désire pleinement et toute entière, qui l'aime et qui la comble, plutôt que moi. Elle n'avait pas l'air convaincue pourtant, et je me suis éclairci la gorge avant de reprendre.
« Je serai toujours là pour toi. Si jamais tu as un problème avec ton père à l'église, ou avec n'importe qui d'ailleurs, pour n'importe quelle raison, tu pourras venir sonner à ma porte et je serai là. Mais on ne peut pas continuer à faire l'amour. Tu comprends ? »
Elle a hoché la tête, et avec plein de timidité, d'une toute petite voix, elle a demandé si l'on pouvait le faire une dernière fois, pour se dire au revoir. C'était joli comme expression. Faire l'amour pour se dire au revoir. J'ai dit oui même si je savais déjà au fond de moi que ce n'était pas une si bonne idée, et on s'est donné rendez-vous le soir même, à vingt-trois heures trente devant la porte Saint-Thomas.
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Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)
أدب الهواةLouis et Harry se sont connus bien avant que la guerre n'éclate, dans un collège de garçons, quelque part dans la ville fortifiée de Saint-Malo. Ils n'aimaient pas beaucoup l'école et passaient alors la plupart de leur temps à traîner dehors, partag...