6 juillet 1940, Saint-Malo.

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06 juillet 1940,

Saint-Malo.

Louis,

J'espère que tu vas bien. J'imagine que oui : si tu lis cette lettre, c'est que la guerre est finie et que tu as pu rentrer à la maison. Comme tu peux le voir, j'ai enterré dans cette boîte en métal tous nos albums photos, les bijoux de valeur (principalement ceux de ta mère), des économies, ainsi que cette lettre que je ne peux de toute façon pas envoyer dans le sud. Les Allemands surveillent tout, y compris le courrier. Mais ce n'est pas grave ; car j'ai espoir que ça ne dure pas si longtemps et que l'on se retrouve vite.

Ce n'est pas si terrible. Ils viennent de temps en temps se servir dans la maison, ils demandent avec leur accent terrible si je peux leur servir du lait, des gâteaux ou du Gin, selon l'heure et l'humeur. Quand ils font ça, je sais que je n'ai pas vraiment le droit de dire non. Alors je souris. Je fais des grands sourires hypocrites et je sers des bols de lait aux boches – dire qu'avant, on leur tirait dessus dans les tranchées. Ce sont des gosses pour la plupart, certains trop jeunes pour avoir fait la guerre avec nous. Des enfants. Vingt ans tout juste Louis, tu les verrais, tout fiers et tout arrogants, un peu comme on l'était quand on s'est porté volontaire pour aller se battre. Ils ne savent pas encore. Ils ont réquisitionné toutes les armes, nous n'en avions aucune mais ils ont quand même tenu à fouiller partout en pensant que je leur mentais. Ils avaient l'air bien fins, quand ils se sont rendus compte que je disais vrai. Maintenant ils m'appellent le Petit Paysan (en allemand, mais j'ai compris les mots.). Ils pensent que je suis un pauvre garçon célibataire qui vit seul avec ses vaches, là-haut dans sa ferme, et je crois qu'ils m'aiment bien. Je garde la maison comme si c'était une forteresse et je fais attention à ce qu'ils ne détruisent rien ; quand tu rentreras, tu verras. Ce n'est pas si terrible, c'est moins pire qu'en 14.

Tu te demandes peut-être pourquoi je rédige cette lettre. Quand tu ouvriras la boîte en métal, nous serons ensemble, alors quel intérêt de t'écrire puisque je sais que nous nous reverrons bientôt – mais il y a cette partie de moi qui ne peut pas s'empêcher d'envisager d'autres scénarios. Tu sais, les nuits où ton absence fait trop de bruit. Quand je tourne en rond dans la chambre, et que j'inspire l'odeur presque disparue de ton parfum sur l'oreiller. J'imagine le pire. Ça tourne dans ma tête et je me dis qu'il ne faudrait pas grand-chose finalement pour qu'Hitler fasse tout exploser, ou bien pour que les boches, un jour où je n'aurais plus de lait à leur servir, décident de me fusiller derrière la maison. Ils ont tué des gens à intra-muros pour moins que ça. Des gens qui n'avaient rien fait de mal, qui avaient juste trop de fierté pour donner leur or aux allemands, morts en un coup de fusil. L'ancien directeur de l'école, il est mort à cause de ça. Un vieux monsieur de soixante ans plus vieux qu'eux, qui a vu passer la première guerre et qui en est revenu vivant ; qui a reçu et éduqué des enfants dans son école, des gamins comme eux, car ils n'étaient même pas nés quand il avait trente ans, fusillé sur la place publique devant tout le monde. A genoux les mains derrière la tête.

C'est pour ça que je t'écris. Au cas où les choses tournent mal. Au cas où les boches me fusillent, pour une raison ou pour une autre ; ou bien s'il devait éclater la guerre pour de vrai, avec des bombes des obus ou que sais-je, et que Saint-Malo se transforme en carnage. Au cas où simplement l'état de siège dure si longtemps qu'on ne peut jamais se revoir, et que je meurs avant toi. Tu aurais tout un tas de rides et les articulations toutes rouillées en revenant sur les pas de Saint-Malo, dans cinquante ans, tu imagines ? Je t'écris au cas où tu ne me reviens pas, au cas où je n'ai jamais l'occasion de déposer une fois de plus un baiser contre tes lèvres.

Ne sois pas triste, si ça arrive. Mon amour. Ne sois pas triste, si lorsque tu trouves cette lettre, je ne suis pas à tes côtés. Notre histoire aura duré plus longtemps que le vol des éphémères. Nous nous sommes épousés. J'ai pris ta main dans un phare. On a construit le plus beau jardin de tout Saint-Malo, intra et extra-muros, et nous avons vécu heureux. Je n'ai pas peur de mourir. Si ça doit arriver, alors je prendrai la mort à bras ouverts, sans regrets aucun ; je l'embrasserai et je me laisserai conduire. Je mourrai si serein d'avoir passé tant d'années avec toi. Comment en vouloir à l'univers qui nous a laissé tant de sursis et de tranquillité, à l'abri du monde, sans qu'on ne vienne jamais nous condamner ou nous punir.

Louis, je n'ai jamais été seul. Je t'avais pendant toutes les années de ma vie à mes côtés comme un allié, même à la guerre, quand tu étais dans l'Oise et moi dans la Marne. Nous étions ensemble. Encore aujourd'hui, quand tu es dans le sud de la France et moi sur la pointe bretonne, à des milliers de kilomètres de toi, c'est comme si nous étions tous les deux. Je sais que tu vas bien et que tu es vivant, même si je n'ai pas de nouvelles de toi et que nous ne pouvons pas nous écrire. Alors si la mort doit venir sache mon amour que je ne serai pas triste ni en colère, et j'aimerais que tu ne le sois pas non plus – car nous avons vécu si haut et si grand qu'on ne peut plus pleurer.

Puisque les lettres nous permettent de raconter des choses qu'on ne dit pas à voix haute, il faut que tu saches que je suis tombé amoureux de toi bien avant la guerre. Je suis tombé amoureux de toi à quatorze ou quinze ans, quand nous avons commencé à faire l'école buissonnière ensemble. Et sur les docks, avant la guerre, quand je t'ai raconté que j'avais embrassé et touché une fille pour la première fois, c'était un mensonge. Je n'ai jamais eu de petite-amie, j'essayais juste de piquer ta jalousie.

Voilà donc ma confession pour toi. Les lettres ne sont belles que lorsqu'elles cachent des secrets.

Je m'arrête là. Il est temps d'aller enfouir la boîte en métal sous le sol, et j'espère que nous serons tous les deux pour la déterrer. Tu ne seras jamais seul. Si quelque chose m'emporte il te suffira de revenir à la mer, il y restera une partie de moi pour toi, un refuge toujours, quelque part entre deux vagues. Tu ne seras jamais seul, j'ai caché dans tout Saint-Malo des bouts de mon âme qui t'appartiennent.

Je t'embrasse, surtout sur les lèvres et sous le nombril,

Harry.

Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant