Chapitre 6.

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Dans la maison, il y avait quatre fantômes. Deux d'entre eux étaient celui de mon frère et celui de mon père, qui ne se manifestaient jamais vraiment beaucoup, mais qu'on voyait parfois apparaître quand on pensait à eux. Surtout en rêve. Ils s'y glissaient pour donner des conseils et Thomas, parce que c'était surtout lui qui venait me voir, avait un air radieux. Il disait que là où il était, Rose l'avait accompagné, et bientôt ils se marieraient dans un champs de fleur. Le troisième fantôme était celui de ma petite sœur, nourrisson mort-né dans la chambre du haut un soir où les vents balayaient les plaines et les cultures au-dehors. Elle avait les yeux bleus, le prénom Aimée, et des doigts si petits qu'on pouvait les serrer tout entiers entre le pouce et l'index. Ce fantôme-là non plus n'apparaissait pas souvent, mais une ou deux fois, par des nuits de tempête, on l'entendait pleurer à l'étage – les pleurs du nourrisson qu'elle ne nous avait jamais offerts, parce que son petit souffle était déjà éteint quand elle était venue au monde. Le quatrième fantôme désormais était celui de ma mère, et bien qu'elle ne soit pas morte, son absence était celle qui faisait le plus de bruit. Ma mère était encore partout et à tous les coins de pièce. Je savais pourtant déjà qu'on ne se reverrait pas avant un long moment, et que Saint-Malo serait pour toujours son enfer.

J'étais donc seul au milieu de quatre fantômes et de cent mille autres défunts que j'avais emmené avec moi et qui me suivaient depuis l'Oise. Certaines nuits de panique, quand mes rencontres nocturnes avec Harry n'étaient pas suffisantes pour calmer mes angoisses, je les voyais dans des sortes d'hallucinations terrifiantes qui me nouaient le ventre. C'était toujours sur le chemin inverse, en pleine nuit, quand nous revenions de la mer : nous marchions sur le petit chemin de gravier par la seule lumière de la Lune, et ils étaient partout. Derrière et sur les côtés, dans l'obscurité, leurs corps jonchaient le sol dans la terre, la boue, au milieu du jardin. Je ne disais rien à Harry, mais je pressais le pas, et une fois arrivé chez moi, il me fallait fermer les rideaux pour espérer ne plus entendre les cris agonisants de la mort. J'ai passé toute ma vie à voir des fantômes et à craindre les nuits trop noires qui les amenaient plus près de moi.

Harry aussi avait ses propres fantômes. Je m'en suis rendu compte rapidement, à mesure que défilaient les jours d'octobre. Après le départ de ma mère, nous avons mis en place une étrange routine qui n'avait jamais été actée par aucun mot de notre part. Tous les soirs, quand il partait à la mer aux alentours de dix-huit heures, nos regards se croisaient. Ça valait pour un bonjour. J'étais en général toujours occupé aux champs ou au potager du jardin, et j'y restais jusqu'à vingt heures le temps de finir le travail. Je me lavais ensuite rapidement à la bassine derrière la maison avec de l'eau du puits, puis j'abandonnais ma salopette de travail pour des vêtements propres. Je rejoignais la plage pieds nus et je m'asseyais à ses côtés, face à la mer, dos au vent et aux remparts. On ne parlait pas. On attendait Dieu sait quoi, que la mort nous prenne peut-être comme elle avait pris les autres, ou bien que la vie arrive pour nous tendre la main. L'un ou l'autre. La mer venait souvent nous chatouiller les chevilles, et comme la marée montait, il arrivait qu'elle vienne nous prendre jusqu'aux mollets. On regardait les étoiles, on s'écoutait respirer, et tout était paisible.


Une fois, pourtant – c'était aux alentours du quinze octobre –,Harry m'a fait rencontrer l'un de ses fantômes. C'était celui de son père, bien que sa mort ait été un don du ciel. Un soir où nous revenions de la mer, nous avons croisé un homme du même gabarit que lui, sur une route où il n'y avait jamais personne. C'était un chasseur, ou tout du moins il prétendait l'être, même si je devinais à sa façon de porter le fusil sous le bras qu'il ne devait pas avoir tué grand-chose dans sa vie. Il était vieux et n'avait certainement pas combattu, mais dans l'obscurité, il paraissait plus jeune, et Harry l'a pris pour son père. Il a vu ses traits de visage, ses cheveux, sa poigne qui l'avait si souvent cogné. Ses pas se sont stoppés nets dans l'allée de graviers, et dans son regard, j'ai vu le petit garçon à nouveau. Le petit garçon tremblant et apeuré, blessé par des années de violence. Peut-être parce qu'il était fier de nous avoir tant impressionné, le chasseur a esquissé un rictus en arrivant à notre hauteur. Sa voix s'est élevée dans la nuit : « Eh bien, les garçons, qu'est-ce que vous faites dehors ? », il a dit, mais là encore, ce sont d'autres mots qu'Harry a entendu. Je ne pourrai jamais savoir lesquels. En tout cas, il n'était pas capable d'articuler une réponse, alors j'ai pris du courage pour nous deux. J'ai puisé dans les forces qui lui manquaient, et j'ai répondu d'une voix forte et rauque :

Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant