Chapitre 10.

744 72 13
                                    

Je ne me suis pas fait enfermer dans ma propre maison, le lendemain. Lorsque j'ai poussé la porte aux aurores pour aller nourrir les bêtes, il y avait beaucoup de neige accumulée, mais pas assez pour me coincer. La plaine était blanche dehors, l'étang du jardin était gelé ; et je me suis demandé s'il avait neigé autant à Paris et si ma mère pensait un peu à moi. L'eau était tellement gelée que les poissons s'étaient fait enfermer dessous, on voyait quatre brochets sous la glace, pris par le froid, morts dans une lente et agonisante souffrance. Dans la grange, les animaux n'étaient pas au meilleur de leur forme non plus. Ils tremblaient, blottis les uns contre les autres, et j'ai eu un peu de peine en leur apportant du foin et de la paille. Je leur ai dit qu'il fallait tenir bon, que les premiers jours de l'hiver étaient toujours les plus rudes, que bientôt le printemps arriverait. C'était un mensonge, nous n'étions pas encore en décembre ; mais qu'est-ce qu'ils pouvaient bien savoir de ça. Ils n'étaient pas si différents de nous quand nous étions à la guerre, abrutis par le froid et la douleur, incapables de penser, ne luttant que pour vivre.

J'ai passé le reste de ma journée dehors à essayer de réparer un trou dans la toiture de la maison, à moitié en équilibre sur un semblant d'échelle. J'aurais pu tomber et ça ne m'inquiétait pas vraiment ; au fond je crois que je cherchais le drame, quand je marchais sur l'étang gelé en espérant qu'il craque sous mes pieds, quand j'embrassais un garçon au milieu d'un cimetière, quand je passais mes journées dehors sous la neige avec pour seul vêtement un pull en maille troué. J'attendrais que la vie m'achève ou qu'elle me fasse un signe. Toute la journée, j'ai tapé du marteau, cloué des planches de bois les unes sur les autres, rafistolé les tuiles, et il devait être seize heures lorsque soudain, Harry a passé le portail de la ferme. Il est arrivé dans son long manteau noir derrière lequel je distinguais une salopette de la même couleur, et comme je me tenais toujours en équilibre sur l'échelle, ses premiers mots ont été « Ne tombe pas. ». Il y avait un peu de froideur et d'autorité, un peu d'agacement aussi. Prudemment, je suis descendu barreau par barreau pour le rejoindre sur la terre ferme, et nos yeux se sont trouvés. J'ai cru que quelque chose de grave était arrivé. Pour qu'Harry me rejoigne directement au jardin, ça ne pouvait être que ça. Mais quand je lui ai posé la question, il a simplement haussé les épaules en passant une main dans sa nuque.

« Je venais voir si tu n'étais pas enfermé dans ta maison. »

Il mentait. Il m'avait forcément vu travailler dehors depuis la fenêtre de sa chambre – et il m'avait surtout entendu taper du marteau sur la toiture. Mais je n'ai pas relevé, et j'ai simplement esquissé une grimace en guise de sourire.

« Eh bien je suis là. »

« Tant mieux. »

Il y a eu un petit silence avant qu'il ne désigne le toit du menton.

« Un coup de main ? »

Harry, pour le deuxième jour consécutif, voulait s'échapper de chez lui. Quand j'ai accepté son aide, j'ignorais encore pourquoi – et je l'ai laissé m'aider, naturellement. Nous n'avons pas plus parlé que le soir sur la plage, mais nous avons passé la journée ensemble à travailler dans le jardin, et j'ai été surpris de la facilité avec laquelle il maniait des outils de bricolage. Quand le soir est tombé, je lui ai posé la question. Il a relevé ses yeux verts pour me regarder, accroupi à même le sol, essayant de rafistoler le grillage de l'enclos des poules avec du fil de fer. Il était beau comme ça, et avec la négligence et l'insolence de l'enfant que j'avais connu avant la guerre, il a esquissé un sourire fier.

« Tu sais, j'ai beaucoup travaillé pour réparer des choses à la guerre. Je sais faire plus de choses avec mes mains que tu ne le crois. »

Je suis resté silencieux quelques secondes, puis quelques minutes – et finalement, je n'ai rien trouvé à répondre du tout. Rien ne m'est venu. J'avais les pensées toutes chamboulées de sa présence avec moi dans la ferme, de ses mots et du sourire qu'il venait de m'offrir. J'observais ses mains qui maniaient les outillages, ses mains fines et douces qui avaient tenu des armes, qui avaient tué, qui avaient fait verser du sang dans les tranchées, et qui savaient faire plus de choses que je ne le crois. Lorsque l'enclos des poules a été entièrement réparé, il s'est relevé et a secoué son manteau noir pour faire partir quelques flocons de neige collés sur la laine. Il allait partir quand je lui ai proposé de rentrer un instant à l'intérieur, pour se réchauffer près du feu et boire du lait chaud. Ce sont les mots exacts que j'ai prononcés.

Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant