Chapitre 15

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Ils les avaient attendu plus de vingt minutes. Mais qu'avaient-ils eu comme contretemps pour être si en retard? Mance Rider se tenait un peu en retrait de la scène où, un par un, les journalistes interrogeaient les deux survivants - interrogeaient plutôt le garçon, qui traduisait ensuite tout bas à sa partenaire. Celle-ci n'était absolument pas à la hauteur des attentes, et l'agent enrageait intérieurement de ne pas avoir suivi plus attentivement l'enseignement des deux acteurs.

Entre deux journalistes, des rafraîchissements furent servis à travers la foule par ces individus au teint hâlé qui avaient envahi les services de l'Agence il y a une vingtaine d'années et dont Mance n'avait jamais accepté aucun contact. Il jeta un coup d'oeil à Effie, plus loin vers la scène, sagement occupée à faire l'éloge de ses deux stars. Il pouvait lire son discours sur les lèvres de la femme aux boucles dorées. "Ils sont magnifiques, n'est ce pas? L'Agence a toujours cru en eux!"

Il fut dérangé dans ses pensées par son jeune assistant, arrivant avec une coupe de champagne dans chaque main.

- Un problème, patron? s'inquiéta-t-il devant les sourcils froncés de son supérieur.

- Dis-moi, tu as bien dispensé à la fille trois heures de cours de langue par jour?

- Oui, elle a fait des progrès, vous ne trouvez pas? Vous voulez du champagne, monsieur?

Mance refusa d'un geste de la main et s'éloigna. Thomas sourit. Peut-être avait-il trop parlé avec la petite au lieu de lui transmettre son savoir. Aucun problème. Elle n'aurait même pas à parler aux habitants. La langue du vieux peuple suffirait. C'était la langue qu'ils parlaient tous.

La scène s'était remise en marche. Le manège recommençait. Thomas imaginait la torture intérieure de Quincy. Il connaissait ses sentiments, il savait qu'elle se fichait éperdument des désastres financiers qui pourraient s'écraser sur l'Agence si elle répondait mal à une des questions, si elle choisissait de n'en faire qu'à sa tête. Mais, malgré son manque d'entrain évident, il était certain qu'elle se retenait de tout foutre en l'air. Tant mieux.

La tignasse blonde de Luc au milieu des invités et des journalistes attira son attention. Merde, se dit-il, il n'a rien à faire ici. Il s'élança cependant prestement dans la direction de l'ancien acteur, se frayant tant bien que mal un chemin parmi la foule suspendue aux lèvres des protagonistes du moment. Il trouva Luc près de la porte menant au jardin intérieur, étant visiblement en train de l'attendre patiemment, ainsi que la coupe de champagne qui rejoint sagement sa main tendue.

- Belle humeur pour le boss? demanda-t-il.

- Non, j'ai peut-être été un peu trop léger dans mes cours de langue. La fille le déçoit terriblement.

Luc porta la coupe à ses lèvres et sourit mystérieusement, les yeux rivés sur la lointaine silhouette de la jeune fille, dans sa petite robe en satin bleu pastel.

- Allons discuter dehors, lâcha-t-il sans prévenir.

Les deux hommes s'éclipsèrent par la petite porte du personnel et évoluèrent dans le petit couloir mal éclairé où se bousculaient serveurs et agents de contrôle. Luc s'arrêta devant la jeune femme brune qu'il connaissait si bien. Celle-ci, levant les yeux du sol où elle tâchait d'éviter les amoncellements de verre brisé et de petits fours écrasés, fut à moitié dérangée, à moitié confortablement surprise.

- Luc. Tu n'as rien à faire ici!

- Apparemment, à chaque fois qu'on se voit, je n'ai rien à faire avec toi, se plaignit Luc. Tu ne pense pas plutôt que c'est un problème pseudo-sentimental qui vient de ton pseudo-coeur?

Un bourdonnement venant de son oreillette acheva de faire diverger la petite brune.

- Écoute, je serais très heureuse de parler des innombrables problèmes entre nous venant de toi, mais en d'autres circonstances, je devrais te mettre à la porte.

- Pourquoi tu ne le fais pas, alors?

Elle ne répondit pas, empêchée par les ordres qu'elle recevait par son oreillette, et partit en courant en direction de la grande salle.

- Je réussirai à la choper, un jour, promit Luc d'un air soudain résigné.

Ils reprirent leur chemin et arrivèrent dans le jardin intérieur sans s'être fait repérés par les gardes. Il était désert. Luc s'assit sur un banc et se mua dans le silence. Thomas se planta devant lui.

- Bon, qu'est-ce qu'il y a, alors? s'impatienta-t-il.

- Chut, lui intima Luc en mettant le doigt sur la bouche. Écoute.

Sans grande conviction, le professeur de langue tendit l'oreille. Un léger vombrissement se faisait entendre de dehors, des voix rassemblées dans la rue. Tout près. Comme s'ils étaient...

- Merde, Luc, que font tous ces gens devant l'Agence?

L'intéressé ne répondit pas et, les mains derrière la tête, ferma les yeux.

Il y eut un grand bruit de vitre brisée, des cris et des hurlements. On sentit tout d'un coup l'ambiance de fête se transformer en une vague de peur déferlant petit à petit à travers le QG de l'Agence. Le sourire de Luc s'aggrandit.

- C'est là que tu te rendras compte que tes leçons sur le peuple opprimé auront servi à quelque chose, Thomas.

Thomas n'avait pas été mis au courant.

EvaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant