Chapitre 14

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Les jours passent, et je ne comprends toujours rien. Mes cours de langue sont infructueux. Je n'y comprends rien, et ma frustration s'accroit tandis que Partison retrouve peu à peu ses facultés. C'est comme s'il acceptait peu à peu tout ça, comme s'il devait littéralement sa vie à l'Agence. Il prend tous leurs ordres au pied de la lettre et s'incorpore à la vie de star aussi facilement que s'il avait été préparé à ça toute sa vie. Ils l'ont laissé sortir dans la ville, et moi non, sous prétexte d'une santé encore trop fragile; l'évanouissement de mon arrivée en témoignait.

Je n'aime pas ça; je n'aime pas ça du tout, mais je ne lui en veux plus d'essayer de s'adapter à ce qu'il dit son environnement. Il n'a pas l'impression d'être un animal de foire tenu bien au chaud dans une cage, attendant le jour où il devra accomplir son prochain numéro, peut-être. C'est exactement mon impression. Ils me tiennent en laisse, me conditionnent jusqu'à ce que je fasse ce qu'ils attendent de moi. "Je suis tellement émue de toute cette aventure! Tout cela a été une expérience incroyable, je ne pourrai jamais assez remercier l'Agence de m'avoir fait vivre ce cinéma." Oui oui, bien sur, et après, ce gouvernement se demande pourquoi leur peuple immigré gronde du fond de leur fosse. Ils n'ont aucune conscience, ces gens là. À moins qu'ils appellent conscience cette manière de s'amuser entre riches et de laisser les pauvres nager dans la merde des privilégiés. Mais attention : de la merde de luxe. Même leurs chiens valent mieux que nous.

En discutant avec Thomas, j'ai pu en savoir plus sur ce peuple opprimé dont m'avait parlé le docteur. Celui là même avec lequel j'étais sensée faire attention. Il s'agit de tributs, de milliers de tributs livrés ici après que leur pays ait perdu la guerre. Que pouvaient-ils faire? D'après Thomas, ils n'étaient déjà pas bien puissants. Ils n'ont même pas été foutus de combattre dignement, sabotant l'armée ennemie la nuit tombée, déclarant forfait tôt après le début de la guerre. Non seulement leur pays ne leur appartient désormais plus, mais cinq mille tributs humains de tous genres et tout âge ont du être livrés comme esclaves ici. Tous ses individus, il y a une vingtaine d'année, quittèrent leur patrie laissée à feu et à sang pour se rendre directement, enchaînés par le cou, chez ceux qui avaient tué leurs frères, leurs soeurs et leurs enfants.

Voilà la conclusion à laquelle je suis parvenue. Partison et moi sommes de ces esclaves tributs. Même si notre professeur de langue, en me racontant tout ça, semblait accorder sa version à celle du pays, il gardait une certaine douceur et semblait même avoir un regain de pitié en me regardant, voulait m'épargner les détails. Je ne lui en veux pas.Il a vécu ici pendant toute la durée de la guerre, se nourissant des mensonges, de la fierté et du courage de leurs hommes se battant au prix de leur vie au front. Il n'a peut-être jamais imaginé les envahis, les victimes de cette guerre.

Au fond, je n'en veux à personne pour toute cette histoire, le peuple opprimé, ce qu'ils pensent, etc. Mais à part avec Thomas, je n'ai pas réussi à obtenir davantage d'informations. Lorsque je leurs demande, avec mon maigre vocabulaire, d'où je viens, pourquoi moi, comment ça a commencé, ils me font un joli sourire et m'expliquent en articulant bien que je suis magnifique, que j'ai brillé en héroïsme et que je n'ai pas en m'en faire.

Oui, merci, je sais tout ce que j'ai accompli depuis ma perte de mémoire. Ce que je demande, c'est avant. Mais peu importe. Ils doivent se dire que je suis une adolescente terriblement insolente et fière, parce que je monte les yeux au ciel à chaque fois qu'ils s'accroupissent pour se mettre à ma hauteur (pas beaucoup, puisque je fais presque leur taille, juste assez pour me montrer qu'ils sont adultes et pas moi), et que je pars en secouant la tête sans même les avoir remercié.

Il ne faut pas que je m'énerve. C'est ce que je me dis à chaque fois que la lueur de pitié et d'attendrissement apparaît au coin de leur oeil. Des fois, je me dis que je vais faire comme Partison, que je vais m'abandonner à eux, à leurs professeurs de danse et de tenue, à leurs repas interminables, à leurs stylistes et à leurs mines condescendantes. Et toutes ces fois où j'ai de pareilles pensées, je me donne des gifles intérieures et je continue à faire tout ce que j'ai toujours fait, du moins depuis ce fameux réveil dans la ruelle, je combats. Je suis une guerrière.

- Stressée? m'interroge Partison.

- Non, bien sur que non, je réponds sans grande conviction.

Le pot. Je n'éprouve ni hâte, ni apréhension. Juste ce qu'il faut; je sais que je dois y aller et répondre aux question des gentils journalistes.Gentils, c'est le qualificatif qu'a employé Effie à leur sujet.

Il me fait un sourire, un sourire triste comme avant, celui qui veut dire que nous sommes sur la même épave, à la dérive, menée par les flots. Seulement voilà. Partison ne porte plus le tee-shirt orange, ne dort plus sur un matelat de feuilles, n'a plus à s'occuper des nouveaux Oranges, de leur trouver de quoi manger, de quoi vivre. Il est paré comme un prince, rayonnant comme un prince. Et je sens qu'il l'est, prince. Il est maître de la situation, il sait ce qui va se passer, il sera prêt à réagir à toute éventualité. Mais je sais qu'il n'y aura pas d'évènements incongrus, ce soir. Pas pour lui, en tout cas.

En soupirant, il regarde sa montre, se décolle du mur.

- C'est l'heure. Ils doivent sûrement nous attendre.

En effet, c'est l'heure.


EvaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant