VIII. VERSUS

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Le sommeil de la nuit dernière fut agité pour Jasme et elle le constata en se regardant dans son miroir. Durant la nuit, était apparu sous ses yeux, des cernes de fatigue. Comme à l'accoutumée depuis quelques jours, elle se prépara et y appliqua sa pâte sur le visage, mais, même avec ce subterfuge, les cernes étaient toujours là. La journée ne pouvait pas plus mal commencer.

La boule au ventre, elle prépara ses affaires de la même manière qu'elle avait vu Akhe préparer les siennes quelques jours auparavant. Cette fois-ci, c'était à son tour de quitter le O teire. Elle voulut partir loin, très loin, encore plus loin, mais la nouvelle demeure qui l'attendait était en réalité près, très près, beaucoup trop près. Suite au chantage émis par Nahiro Khonkiri, elle devait déménager dans l'Okyu pour y rencontrer son futur mari non-choisi et attendre ainsi jusqu'à la cérémonie de mariage que le Chef Suprême s'empressait d'organiser lui-même dans la joie et l'allégresse. Ainsi débuterait sa nouvelle vie de Régente de Khonkiri, bien qu'à l'image de l'actuelle Régente, Sayana, elle n'aurait pas son mot à dire. Elle n'en aurait en réalité plus qu'un seul à prononcer : Oui, pour laisser le père rentrer en elle et assurer la descendance dynastique.

Elle termina de préparer ses affaires. Elle mit du temps à refermer une dernière fois la porte d'une chambre où autrefois les enfants du Sorcer vivaient. Elle descendit une dernière fois de son étage. Les autres disciples qui étaient déjà réveillés la regardaient crédule, leurs yeux se reportant sur ses affaires qu'elle portait sur son dos. Ils sentaient que quelque chose ne tournait pas rond, ne tournait plus rond.

- Jasme, que fais-tu ? Tu t'en vas ? Que se passe-t-il ? Où est Yahiro ? Il y aura t'il une leçon aujourd'hui ?

- Yahiro n'est pas là et moi... Il n'y aura pas de leçon aujourd'hui, je suis désolé. Répondit-elle d'un ton las et triste, incapable de leur dire ce qu'il se passait.

Elle quitta la pièce, laissant des disciples du O teire, orphelin de leur sorcier, seuls face à eux-mêmes.



Le jour se levait à peine, laissant poindre dans le ciel des couleurs jaunâtres et orangées. L'air était frais dehors et le village était calme. La journée des Exploiteurs n'avait pas débuté et par cela, rien n'animait le village à l'extérieur à cette heure-ci. Elle se dirigea lentement, pas à pas vers l'Okyu tout en prenant soin d'admirer son village. Elle se dit qu'elle devait profiter de cette vue qu'elle ne verrait plus de ses yeux libres tant elle se sentait entrer prochainement dans une prison. Elle se dit même qu'elle préférait être à la place de Yahiro, enfermé dans une cellule sombre plutôt que d'être enfermée d'une manière invisible dans la vie qu'elle allait mener. Être libre physiquement certes, mais pour se retrouver à ne plus l'être mentalement. Elle s'arrêta une dernière fois en plein milieu du village en repensant à cette phrase qui étrangement était devenue la sienne. Accepte ce qui est, laisse aller ce qui était, aie confiance en ce qui sera. Dans le même temps, un corbon noir survola le ciel de ses cris stridents. Aie confiance en ce qui sera.

Une fois entrée dans l'Okyu, elle fut accueillie chaleureusement par des serviteurs. Pas ses parents bien sûr, Nahiro ayant pris soin de torturer invisiblement la jeune fille. Les serviteurs, plutôt jovials de cette nouvelle arrivée dans une bâtisse bien trop coupée du monde, lui fit faire le tour du propriétaire, mais néanmoins sans rentrer dans chacune des pièces. Ils lui expliquèrent l'aile gauche et l'aile droite et ils avaient lourdement insisté sur sa présence quasi-permanente dans l'aile gauche, celle où se trouvent les différentes pièces de vie : les chambres, la salle à manger, un salon pour se reposer, un autre salon orné de trophées aux murs. Une à une, elle visita toutes les pièces de l'aile gauche exceptée les chambres-cases pour les serviteurs et l'appartement-case du Chef Suprême. Elle apprit par le biais des serviteurs que depuis l'absence de Notaru vers le Hanto, sa chambre-case avait été remaniée et un mur était tombé afin de donner plus d'espace pour le futur jeune couple régent. Les serviteurs lui indiquèrent le chemin et la laissèrent prendre possession de son futur lieu de vie en l'invitant à y déposer ses affaires. En entrant, elle vit là une grande pièce comme jamais elle n'en avait vu hormis la salle du trône peut-être. L'appartement-case était luxueux, avec différents vases décorant la chambre. Des trophées de crâne ornaient les murs. Le lit était grand, trop grand pour une seule personne. Elle le regarda avec dégoût sachant déjà à quoi, il servirait principalement. Le salon était tout aussi grand, mais il n'y avait pas de séparation entre cette pièce et la chambre. Seul un grand linge blanc entourait le lit des regards potentiellements indiscrets. À bien y regarder dans cette immensité, elle préférait son petit espace semblable à un cocon qu'elle partageait avec Akhe. Elle prit le temps d'arpenter la pièce unique, passant du lit au salon, du salon au lit, en effleurant de ses doigts chaque objet qui s'y trouvait. Elle s'assis sur le lit pour finalement s'asseoir sur une chaise et vice-versa. Elle luttait déjà contre le temps. Comme si, elle espérait un changement de dernier instant. Mais ce changement ne viendrait pas. Elle finit alors par déballer ses affaires et à les disposer en un seul endroit, comme si elle ne voulait pas gêné l'harmonie de la pièce. Elle se sentait incroyablement mal à l'aise de devoir s'installer dans un espace qui n'était pas le sien, elle n'arrivait pas à prendre possession des lieux. Au bout du compte, déballer ses affaires l'agaça et elle préféra ne rien faire du tout en attendant d'avoir rencontré Sakuse et surtout, elle attendait de mieux jauger la situation. Elle se demandait comment il était. Elle ne se souvenait pas de l'avoir vu physiquement une seule fois dans sa vie. Si elle l'avait su à l'avance, elle aurait regardé vers la tribune lors de la cérémonie pour scruter d'un peu mieux sa future famille. Néanmoins, le physique était secondaire pour elle. Jasme se demandait surtout comment il était intérieurement et c'est ce qui la préoccupa le plus. Était-il un homme au bon cœur et volontaire ? Était-il un homme sans cœur qui se voyait dominer son village de par son rang ? Était-il un enfant qu'il fallait élever ? D'ailleurs, avait-il choisi cette situation ?

On frappa à la porte et Jasme sortit subitement de sa rêverie. Elle pensait qu'il s'agissait des serviteurs, mais lorsque la porte s'ouvrit, un homme entra. Il était un peu plus grand qu'elle, les cheveux noirs et touffus parsemés de mèches qui tombaient sur son visage. Ses traits étaient lisses, ses yeux en forme d'amande de couleurs marron. Il la regarda, mais se stoppa immédiatement en rougissant presque. Visiblement, il semblait mal à l'aise lui aussi. Ils se regardèrent ainsi longuement et elle finit par esquisser un sourire bienveillant pour casser la glace. Il referma lentement la porte et s'approche de quelques pas, mais pas de trop.

- Bonjour,

- Bonjour, répondit-il.

- Je... Je me présente, je suis Sakuse Khonkiri.

- Enchanté, je suis... Jasme.

- C'est donc vous ma... Sakuse ne réussit pas à terminer sa phrase.

- Il semblerait dit-elle dans un sourire.

Elle ne pouvait pas le nier, elle le trouvait beau. Elle se ressaisit bien vite en se rappellant que ce n'était pas ce qu'il l'intéressait. Elle n'avait de base pas envie de se marier et le physique ne l'aiderait pas à faire passer la pilule de cette décision non-voulue. Lui, prit ce sourire comme un bon signe. Il n'était pas particulièrement prêt à se marier non plus. Il refusait la décision de son père. Il aurait aimé l'envoyer paître, mais il craignait que sa vie prenne un tournant bien pire. Il craignait la mort, il craignait l'exil alors par défaut, il avait fini par s'y résigner. En voyant Jasme, il pensa qu'il aurait pu tomber sur bien pire ou en tout cas, sur quelqu'un qui le dégoûterait. Elle était belle, extrêmement belle comme rarement on pouvait voir dans le village. En cet instant, il s'estima chanceux et non sans vouloir donner du crédit à la décision de Nahiro. Son cœur lui disait que finalement sa vie pouvait prendre un tournant bienheureux.

Il l'invita à s'asseoir et timidement, elle s'y installa. Il fit de même. Pendant de longues minutes, c'était le silence qui régnait. Parfois, il était brisé par les bruits extérieurs d'un village qui s'était depuis réveillé et s'était affairé à la tâche qu'un quotidien répétitif. Il brisa ce silence.

- Écoute euh... Jasme. Je suis désolé. Lui dit-il en baissant la tête.

- Désolé pour ?

- Pour tout ça. Je sais que tu n'as pas voulu cette décision et je voulais te présenter mes excuses de devoir te faire vivre ça. Tu avais certainement comme beaucoup d'entre nous, des rêves, des envies, une vie que tu voyais différente et que désormais l'on t'impose. Sache que je ne souhaite pas agir comme mon père et je ne souhaite pas briser ta vie en te demandant d'être ce que tu n'es pas. Je suis désolé, car je n'ai moi-même pas choisi cette décision. Je n'ai pas choisi de me marier et je ne t'ai pas choisi. Je ne suis pas d'accord avec la décision de mon père, mais je dois faire avec. Je ne veux pas t'imposer des choses de la même manière que lui le fait. Il piétine des traditions et...

Sakuse réalisa qu'il était en train de s'emballer et qu'il devait se calmer. Il ne connaissait pas Jasme, mais il se sentait parfois seul dans cette famille où seul le pouvoir et l'image comptaient. Ca lui faisait du bien de se vider de ses ressentis avec cette inconnue.

- Pardonne-moi...

- Ne vous excusez pas. Dit-elle dans un sourire. Nous allons faire ce mariage conformément au souhait de votre père. Une fois cela fait, nous écrirons notre propre histoire.

Jasme lui sourit et il lui rendit son sourire. Dans son esprit, sa phrase résonnait : "Aie confiance en ce qui sera".

WAKUSEIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant