Chapitre 9-Magret de canard ADAM

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— Mon chéri, ça fait du bien de te voir sortir de temps en temps de ta tanière ! Surtout que depuis que tu t'es mis en tête de boucler coûte que coûte ton manuscrit, tu n'as plus une minute à nous consacrer !
J'embrasse ma mère, Vinca, sur les deux joues. Ses longs cheveux, encore d'un noir profond malgré ses 47 ans sentent encore cette odeur d'encens et de fleurs qui lui est caractéristique. Maman a toujours été une femme très séduisante et d'une grande douceur. Il n'est pas étonnant que papa soit tombé sous son charme alors qu'elle avait à peine 16 ans, qu'il l'ait épousée et fait deux enfants dans la foulée. Ses longues robes à fleurs et ses grands yeux gris continuent à charmer pas mal de monde.
— Tu sais bien Vinca que ton fils est un petit génie ! me complimente Alfred, mon beau-père à qui je serre chaleureusement la main. Son dernier livre est sensas !
Alf est bien l'un des seuls hommes qui lisent de la romance. Au départ, quand il a commencé à me demander des dédicaces, je pensais qu'il me cirait les pompes pour faire plaisir à ma mère. Ce n'est que lorsque j'ai vu l'envie dans les yeux sombres de mon beau-père et quand je lui ai révélé après moult questions qu'un des personnages de mon premier livre n'était pas mort que j'ai compris qu'il était au fond, un vrai mordu de romance. Ses lunettes rondes et ses cheveux argentés à la Einstein ne lui retirent pas le fait qu'il soit fleur bleue.
Je file vers J.J qui roule ses grands yeux gris en me considérant d'un drôle d'air. Je n'aperçois que le dos de Ted, occupé à retourner les entrecôtes et autres brochettes sur son barbecue de haute compétition.
— Toi, tu vas me dire ce que tu as ramassé sur Dating ! Si Ted ne me l'avait raconté, tu ne m'aurais jamais dit que tu avais déjà scalpé une de tes conquêtes !
Mon index sur la bouche de ma sœur n'a pas empêché maman d'entendre. Qu'est-ce que J.J peut être grande gueule quand elle s'y met ! Je pense que c'est à force de gronder ses petits élèves que sa voix porte comme ça maintenant. Déformation professionnelle, dira-t-on...
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? intervient maman, les bras croisés, l'air de rien.
— Euh...Rien, tenté-je de la rassurer en aidant Ted à débarrasser les portants de son barbeuc'. Une bêtise, t'inquiète pas, m'man...
— Pardon ? Une bêtise ? s'offusque J.J. Je te signale que je t'ai inscrit moi-même sur Dating ! Maman, ce que ce grand gaillard ne veut pas t'avouer c'est que Margot l'a largué et que maintenant, il drague en ligne ! En plus, il a un succès de malade !
Et voilà. Ma sœurette vient de mettre directement les pieds dans le plat. Et Alf se joint au reste de l'assemblée. C'est désormais toute une petite troupe qui m'encercle, rendant impossible toute tentative de fuite. Ce faux-jeton de Ted est là mais il reste silencieux. Je comprends que c'est parce qu'il y a J.J qu'il ne me chambre pas. Il est toujours aussi timide face à elle...
N'empêche qu'il n'a pas pu fermer sa gueule ! Et je raconte quoi moi maintenant ? Qu'effectivement, je me suis retrouvé avec une touffe de cheveux entre les mains et que maintenant, j'ai passé une nuit complète à parler avec une inconnue ? Je dois leur avouer aussi que si je fais tout ça, c'est pour écrire ? À moins que là aussi, Ted ait vendu la mèche...
— J'ai juste commencé à en parler, se défend ce dernier sous mon œil inquisiteur. Mais tu seras peut-être plus apte à tout expliquer, mec.
Je ne réponds pas de suite et m'empare de la Despé que me tend Ted en m'adressant un sourire d'excuse. Je secoue la tête pour lui signifier que je ne lui en veux pas. Après m'être désaltéré d'une gorgée de bière fraiche, j'ose enfin avouer mon célibat tout neuf et faire mon coming-out concernant ma fréquentation de Dating.
— C'est génial ! C'est génial ! fait maman en applaudissant. Tu vas trouver l'amour, c'est sûr !
— M'man, ce n'est pas ce que tu crois...
— Comment ce n'est pas ce que je crois ? Tu t'es inscrit sur Dating ! Ils ont une excellente réputation et dis-toi que c'est sur ce site qu'Alfred et moi nous nous sommes trouvés ! Sans eux, je serai encore en train de me morfondre...
Un voile fugace passe et assombrit son regard clair mais ça va très vite. Son sourire immense se dépêche d'éclairer ses traits comme c'est le cas depuis qu'elle est en couple avec Alfred. Je préfère ne pas évoquer les longues années de célibat de ma mère après la mort de papa et rebondis sur la réaction trop enjouée de mon entourage :
— C'est incroyable ! m'étonné-je. J'ai l'impression que Margot n'a jamais existé à vous entendre tous ! Vous avez l'air heureux que je sois en train de dragouiller sur le net et soulagés du fait que je me retrouve seul du jour au lendemain !
— Arrête ! m'interrompt J.J en me flanquant un grand coup de coude. Tu sais bien que personne ne pouvait sentir ta nana et ça depuis des lustres !
Je fais la moue en engloutissant une seconde gorgée de bière en reconnaissant au fond de moi qu'ils ont raison. Je savais que mon ex n'était pas appréciée et peut-être que cela a participé à la chute de notre couple. Le détachement immédiat que j'ai ressenti à son départ me prouve l'absence des vrais sentiments qui auraient dû nous unir. D'ailleurs, Margot et moi sommes censés cohabiter dans mon appart' d'ici quelques jours et je ne suis pas du tout pressé qu'elle revienne.
— Il est quelle heure ? demandé-je, piqué par le souvenir de mon rendez-vous virtuel avec Ysé.
— Pourquoi ? Tu as un train à prendre ? me demande Ted en portant à bout de bras un large plateau de brochettes entrainant à sa suite les membres de ma famille pour se mettre à table.
— Non, c'est juste...c'est juste que je dois passer un coup de fil...
— Dit-il ! hurle J.J de plus belle. Moi, je suis sûre que tu es en kiff sur une petite nana de Dating ! Regarde la tête que tu fais !
Je hausse les épaules, peu enclin à lui donner le bâton pour me faire battre. Je m'assieds lourdement sur la chaise en fer forgé, comme un ado boudeur, quand maman prend pitié de moi. Elle s'empare de ma main pour venir me l'embrasser avant de me chuchoter :
— File faire ce que tu as à faire. Il est sept heures et quart.
Ma mère a toujours été comme cela. Elle est la force à la fois tranquille et tempétueuse. Vinca Des Champs, autrefois McDougal, peut se mettre à sautiller de joie en apprenant une bonne nouvelle et en accueillir une autre d'un calme imperturbable. Je me rappelle que papa disait qu'il aimait ce contraste de personnalité qui faisait de sa femme une épouse unique. J'étais petit pour comprendre ce que ça signifiait mais maintenant que je suis adulte, je le comprends bien...
Je jette un œil autour de moi et constate que plus personne ne m'observe. Ils sont tous occupés à piquer leur fourchette dans la délicieuse barbaque braisée qui les attend. Sans piper mot, je me lève et me dirige vers la piscine, éclairée dans la nuit. J'ouvre l'application, le cœur battant. C'est drôle parce que même s'il ne s'agit que d'une conversation virtuelle, sans doute formatée par le site, je suis excité par cette nouveauté ainsi que par le bonheur d'être capable d'écrire quelque chose de frais grâce à ce que je vis avec Ysé.
Je m'installe sur une chaise longue et c'est en soufflant trois fois que je me connecte à Dating, le palpitant toujours aussi agité dans ma cage thoracique. Je suis en retard. Si ça se trouve, Ysé a lâché l'affaire. Elle en avait marre de m'attendre et elle est déjà en train de papoter avec un autre mec au pseudo aussi débile que le mien.

J'ai juste cliqué Où les histoires vivent. Découvrez maintenant