— Je suis navrée, mais je ne peux pas te suivre sur ce manuscrit...
Mes épaules s'affaissent sous l'effet de la déception. J'espérais vraiment que cette fois, l'idylle de mon motard barbu et plein de testostérone ferait battre le cœur des admiratrices de ma plume. Seulement, j'avais oublié que mon éditrice, Sandrine est, elle, beaucoup moins sensible à ces ficelles de la romance, ficelles que je sais pourtant de plus en plus grosses et que j'ai utilisées sans vergogne.
— Mais, objecté-je face à son refus et au pincement caractéristique de ses lèvres fardées carmin, je pensais qu'on était d'accord. La saison 3 de The Freedom serait celle du gang des bikers. Le personnage de Luke et le récit de son histoire sont vraiment attendus par les lecteurs.
— Et pourtant, rétorque-t-elle à la minute, je te signale que les ventes des deux premiers volets ne sont pas à la hauteur de tes trois précédents romans qui eux, ont atteint les têtes de ventes de manière quasi immédiate. Là, tu es tombé dans tous les clichés que toi, le roi du livre romantique, toi Adam McDougal, tu refusais d'écrire il y a quelques années !
Je reste prostré face à son refus catégorique et à ses reproches que je sentais venir, mais que je n'imaginais pas si forts. Sandrine me fixe. Ses cheveux blancs coupés courts accentuent l'air sévère avec lequel elle me considère. Son immense bureau, décoré des portraits des livres bestsellers qu'elle a édités, accentue mon impression de petitesse. Je pose mes mains jointes sur le bois laqué de la table qui nous sépare et réajuste mes lunettes pour me donner une contenance que je n'ai pas. Bordel, suis-je devenu comme tous ces auteurs se contentant de la facilité ? Suis-je un has been ?
— Dans ce manuscrit, tu ne me montres plus qui tu es, Adam. Je dirais que tu as perdu le feu sacré, malheureusement.
Son verdict sans appel me scie les pattes, me coupe en deux et me flanque un uppercut dont je ne me relèverai pas de sitôt. Sandrine Desforges s'enfonce dans son siège de supérieure comme pour me montrer que ce qu'elle me dit est loin d'être une parole en l'air. Elle a préparé ce verdict et c'est la raison pour laquelle elle a exigé que je me déplace à la maison d'édition, située dans les quartiers chics de Paris.
Je déglutis et accuse le coup. Comme toujours, je ne peux réprimer ce geste que j'ai toujours. Je passe ma main dans mes cheveux châtains et soupire. Margot, ma compagne depuis six ans, me dit sans cesse que j'agis toujours de la même façon quand je peine à encaisser une nouvelle désagréable. Ce manuscrit, j'ai eu du mal à l'écrire. Cela fait un an que je ne parviens plus à éditer quoi que ce soit qui convienne à la maison d'édition Synopsis. C'est l'une des plus grandes de France et sortir chez eux quatre romans en deux ans, pour l'homme de 31 ans que je suis, c'est juste fantastique. C'est pour cela que je me suis accroché comme un beau diable pour continuer à être dans la lumière et vivre de ma plume. Seulement, j'avais oublié quelque chose. Quand on est auteur, ce qui donne naissance au livre que chaque lecteur pressera contre son cœur en soupirant quand il l'aura terminé, c'est qu'il y ait dedans quelque chose d'inédit, de risqué. Si avec mon tout premier livre Consciencieusement vôtre, j'ai réussi le pari de me faire tout de suite une place douillette en tête des ventes numériques et papier, il est certain que les histoires de motards de the Freedom ont beaucoup moins enchanté le lectorat. Dans Consciencieusement vôtre, narrer l'histoire d'une vieille fille pucelle à 40 ans ne m'a demandé aucun effort. Effectivement, de mon côté, je connaissais la même détresse affective même si j'étais beaucoup plus jeune que ma Séraphine. À 24 ans et je n'avais aucune expérience en la matière et la timidité d'un hérisson. Et si je n'avais pas croisé Kylie, une jeune étudiante en lettres, à la médiathèque alors que je finissais ma journée de documentaliste acariâtre, je pense que je serais tombé en poussière comme les vieux livres que je mettais aux archives tous les jours. Si elle ne m'avait pas fait un rentre dedans d'enfer et que ses beaux yeux verts ne m'avaient pas séduit et conduit vers ma première étreinte, jamais écrit mon premier bestseller vendu à ce jour à 400 000 exemplaires et traduit dans cinq pays. Et si la multitude des conquêtes que j'ai enchainé par la suite, jamais je n'aurais eu matière à écrire deux autres livres qui ont eu un succès phénoménal. Mais depuis deux ans, il y a Margot et ma vie est devenue rangée. Sans doute trop...
J'ai compris en fait que Séraphine, Clara, Pétra étaient plus que des héroïnes. Elles étaient mes avatars et que c'est l'authenticité de ce que je vivais qui les ont rendues si attachantes et si célèbres. Alors, j'ai surfé sur la vague même si, au fond, le spin-off de la meilleure amie et mon troisième livre sur l'univers des militaires ont légèrement moins marché. J'ai fini par quitter mon travail de documentaliste pour me vouer totalement à l'écriture et rendre heureuse Margot qui excelle de son côté dans sa profession de commerciale en panneaux solaires. Et j'ai senti que peu à peu la tension redescendait.
Je pensais réellement que « le feu sacré » allait revenir et que mes futures histoires attireraient mes lecteurs après avoir convaincu mon éditrice, mais j'avais oublié les paroles préventives de Sandrine. Le monde du livre n'est pas celui des Bisounours et il faut être prêt à mettre ses tripes sur la table pour convaincre et prospérer.
— Alors, on arrête là, c'est ça ? fais-je d'une voix plus chevrotante que je le voudrais.
Sandrine soupire et d'un coup de pied adroit, fait glisser son siège de bureau jusqu'à un placard duquel elle me sort un dossier d'une couleur rose.
— Voilà la réponse ! prône-t-elle en glissant à nouveau vers la table.
Je fronce les sourcils et ouvre le dossier pour y découvrir le titre d'un célèbre site de rencontres amoureuses associé à celui des éditions Synopsis. La consternation semble capturer mes cordes vocales. Heureusement, Sandrine répond à la question que je ne lui pose pas :
— Alors, comme tu le sais, Synopsis va lancer un grand concours d'ici un mois. On est associé à un site de rencontres. Ils ont besoin de visibilité et surtout que les gens se débarrassent de leurs a priori au sujet les relations qui en découlent. Ce que je vais te dire est du domaine du secret pour l'instant, d'ailleurs, tu es le premier en France qui est prévenu de l'arrivée de ce concours sur notre plateforme d'écriture.
J'écoute d'une oreille distraite. Si j'ai toujours aimé écrire, j'ai toujours échappé à la jungle des textes postés sur les plateformes d'écriture dont la popularité est grandissante. Je suis de la vieille école et c'est par voie traditionnelle que j'ai démarché les maisons d'éditions et que je me suis fait repérer par l'une des plus célèbres.
— Tu as perdu la flamme de l'innocence qui rendait tes écrits uniques et addictifs. Je te demande donc de revenir à la base et d'écrire sur ce thème.
— Mais quel thème ?
— La rencontre amoureuse sur le net.
Ma bouche s'ouvre, mais rien ne sort. Sandrine me connait mieux que quiconque. Durant les cinq ans de notre collaboration, elle a pris une place importante dans ma vie et elle la connait par cœur. En même temps, je mène l'existence lisse de n'importe qui. C'est pour cela que je ne comprends pas cette volonté à m'imposer un thème. Sandrine sait que je n'écris jamais sous la contrainte. Et puis, qu'ai-je à voir avec ce site de rencontres ? Les sites de rencontres, c'est bon pour les frustrés et les pervers, chose que je ne suis pas du tout. Et puis, il est hors de question de tromper Margot. Même si je sens bien que notre union ne va vraiment pas fort en ce moment.
— Mais, tu le sais Sandrine. Je suis en couple. Il est hors de question que j'expérimente ce genre de procédé ! Ce n'est pas du tout mon genre !
Ma voix part dans les rugissements, chose qui ne démonte par Sandrine qui affiche toujours son sourire goguenard.
— On ne te demande pas de t'y inscrire, mais d'écrire ! Arrête à chaque fois de vouloir te créer un double littéraire ! Je t'assure que tu peux écrire sans forcément te comporter comme ton héros ! Heureusement que tu n'écris pas de thriller ! Les rues seraient jonchées de cadavres, à ce rythme !
Le ricanement de Sandrine résonne contre les vitres larges du bureau avant qu'elle ne reprenne son sérieux de papesse de la littérature.
— Écoute Adam. Je ne te demande qu'une chose : celle d'essayer. Après, je ne t'oblige à rien, mais je tiens à te prévenir que si tu continues à me sortir des daubes préchauffées à base de bikers, de campus amerloques ou de milliardaires pervers, je te garantis que plus jamais nous ne nous associerons avec toi. Tu es un excellent auteur, mais je pense sincèrement que tu peux bien mieux faire.
Je peux mieux faire...
Je lui rends son sourire en prétextant que je vais réfléchir. Mais c'est tout réfléchi. Je ne peux pas écrire sur quelque chose que je ne connais pas et étant donné que je ne recherche rien, je n'ai rien à faire sur un stupide site de rencontres.
Point final.
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J'ai juste cliqué
Chick-LitTout cela n'était qu'une expérience. Les choses ne devaient pas tourner ainsi. Je suis un chirurgien de l'amour. Je sais comment les choses arrivent, ce qu'il faut faire pour y arriver, à quel moment il faut s'inquiéter et surtout quand ça va trop l...