Fragment II : Les Sept Royaumes

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TOUR DU NÉANT


— Veux-tu que je te raconte une histoire, Helena ? Ton histoire.

La déesse du Néant leva les yeux dans sa direction, penchant la tête de côté tel un félin amusé. Puis elle ricana bruyamment à la vue de la moue renfrognée de sa prisonnière. Elle sembla considérer que ses pupilles rétrécies et ses lèvres serrées équivalaient à une réponse positive. Alors, la femme en noire retrouva sa place favorite au bord de l'étang. Elle décrivit un grand arc de cercle sur l'eau, du bout de ses doigts si longs qu'ils apparaissaient désarticulés. Des couleurs, des images, des formes, des visages, flous et irréels, se peignirent sur l'eau tels des touches de pinceau habillant une aquarelle. La surface de ténèbres devint le miroir de l'esprit de la déesse qui commença à conter son histoire, ses yeux de charbon brillant de malice, un sourire en coin venant soulever l'extrémité de ses lèvres.

« Il y a de cela des siècles, à l'époque bénite où tous les royaumes n'en formaient qu'un, là où avaient régné les ancêtres de la Dynastie des Damnées, trônait une Table de marbre, forgée dans le sol, intouchable et incassable. Cette Table avait une histoire, un passé, et un avenir.

« Cette Table avait accueilli les joyeux repas de la famille royale, qui demeurait au Nord du Continent, juste au bord de la Mer Tumultueuse, dans un château resplendissant d'or et de marbre. Le Palais des Lumières. Cette Table avait été le théâtre de l'élaboration et la signature de la Loi Sacrée. Elle encadrait depuis lors les us et coutumes du vaste Royaume.

« Cette Table avait ensuite vu la famille royale se déchirer. Son patriarche, le roi, divisa le Royaume en parts équitables afin d'apaiser ses enfants assoiffés de pouvoir. L'un de ses descendants, celui qui hérita du Palais des Lumières, fut forcé de faire de même des décennies plus tard. Il divisa encore ses terres en trois parts égales, dont la plus grande fut réservée à sa fille aînée qui saurait être évincée de la succession.

« Ainsi naquirent les Sept Royaumes. Au Grand Nord, de l'autre côté de la Mer Tumultueuse, le Royaume de Galvin, où règnent magie et harmonie. Au Nord-Ouest, le Royaume d'Indeya, ancien siège du Royaume Originel. Au Nord-Est, la Crystallide, terre aux îles mystérieuses. À l'Est, le Royaume de Percée et ses forêts infinies. Au Sud-Ouest, le Royaume des Ospales, où l'air y est étouffant et humide. À l'extrême Sud, le Royaume des Andes et ses lacs profonds. Et enfin, à l'Ouest, le Royaume d'Elesther, pays de roches et de flammes.

« La Table connut alors une mutation dans son utilisation ; de table de réunion conviviale, elle devint siège diplomatique d'une assemblée froide et cupide.

« Tous les soixante-dix ans, autour de cette Table se réunissaient les dirigeants des Sept Royaumes. La Table quittait son drap de l'oubli et retrouvait avec délice la caresse du vent pour une durée de sept jours. Ni plus, ni moins. Pendant ces sept jours, les souverains relisaient avec attention la Loi Sacrée qui gouvernait leurs royaumes – plus puissante, plus obligeante encore que les lois locales qui régissaient chacun des pays. La Loi Sacrée, au dessus de tout, devait être le reflet parfait du Continent qu'elle dirigeait d'une main de fer.

« Mais la vérité est telle que, depuis sa création, la Loi est restée la Loi. Car nul n'ose toucher le Texte Créateur.

« Dans moins de trois mois, le temps est venu. La Table verra arriver sept nouveaux monarques, qui tenteront d'agir là où leurs ancêtres ont échoué. Défaire le Sacré. Et pour la première fois depuis sa création, la Table regrettera de ne pas avoir été dotée de la faculté de rire.

— La faculté de rire ? Comment une table pourrait-elle ressentir le désir de rire ? la coupa Helena, abasourdie, sa patience quelque peu élimée par ce présomptueux discours.

— Elle peut, et c'est justement pour cela que la Table s'en trouve d'autant plus démunie.

— C'est impossible.

— Sais-tu pourquoi la Table rêverait de pouvoir rire ? l'interrogea Velmerys.

Son ton mielleux et narquois prouvait qu'elle savait la réponse mais prenait un malin plaisir à la formuler car les soupirs exténués de sa captive l'amusaient au plus haut point.

Devant le silence prévisible de la jeune femme dont les ailes se refermaient progressivement sur elle, la déesse éclata d'un rire de cristal qui ne devrait appartenir qu'aux anges. Puis, elle se volatilisa dans un nuage d'encre, avant de réapparaître, assise à quelques centimètres de la femme cachée dans son cocon d'écailles. Helena savait que la déesse répondrait à sa question réthorique, même sans intervention de sa part. Mais si seulement, pour une fois, elle pouvait se taire, et la laisser en paix. Une minute de silence, sans ses moqueries, ses provocations, ses charmes. Sans cette voix séductrice qu'elle ne pouvait s'empêcher d'écouter et ces gestes sensuels qu'elle ne pouvait s'empêcher de regarder. Juste une fois...

Mais Helena savait qu'elle espérait en vain. Velmerys vivait pour obséder, pour hypnotiser, pour détruire, et elle ne ferait pas exception. Elle retint sa respiration lorsqu'une main s'enfouit dans ses boucles brunes, comme guidée par une conscience propre, puis glissa le long de son cou, lentement, trop lentement.

— Car, ma chère Helena, pour la première fois depuis des siècles, à la Table des Sept siègeront six femmes. Dont votre mère, murmura la déesse au creux de son oreille, libérant un souffle glacial qui vint s'écraser sur ses joues tremblantes. Et ainsi, l'Histoire fait place à la Dynastie des Damnées.

La Déesse de la Mort se perdit à nouveau dans ce ricanement métallique et disparut définitivement cette fois, laissant l'intérieur de la tour du Néant plus vide et plus froide que jamais. Helena ramena ses jambes contre sa poitrine, ignorant la douleur lorsque ses chevilles tirèrent sur les chaînes trop courtes, et ses ailes l'entourèrent, formant une coquille parfaite autour de son corps prostré. Protégée dans son cocon, elle fut étonnée de sentir une larme rouler sur sa joue, et alors qu'elle l'attrapait au vol, un petit rire rauque s'échappa de sa gorge. Elle plaqua une main sur sa bouche, interloquée. Finalement, elle laissa le rire sortir et s'envoler. À quoi bon ?

La pensée de cette Table d'hommes dirigée par des femmes était en effet bien risible.

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Note de l'autrice :

Dans ce fragment II, on retourne dans la Tour du Néant ! Normalement vous savez maintenant tout ce qu'il faut savoir sur la formation des sept royaumes ;)

Qu'en avez-vous pensé ? N'hésitez pas à me dire tout ce qui vous passe par la tête en commentaire :)

Pour celles et ceux qui suivent l'histoire depuis le début : ceci est la deuxième partie du prologue originel qui a été déplacée ici ! Aucun impact sur l'histoire ;)

La Table des SeptOù les histoires vivent. Découvrez maintenant