Fragment III : Les larmes de la Mort

191 33 19
                                    

ROYAUME D'INDEYA, ROUTE D'IRRADYA


Helena et son bourreau apparurent au milieu d'une plaine sèche, balayée par une brise fraîche et revigorante. Au loin, elle pouvait apercevoir la Mer Tumultueuse, étendue turquoise, et devant une falaise où se nichait une ville, vaste, prospère, et grouillante d'activité. La ville la plus riche du Continent : Irradya, capitale du Royaume d'Indeya.

La déesse du Néant l'avait arrachée à un sommeil torturé, lui assurant que leur devoir les appelait, encore une fois. Une âme sur le point de se détacher souhaitait retrouver sa place dans le Néant, et c'était à elles qu'incombait la tâche de l'y accompagner. « Viens, mon Ange. Le malheureux n'attend plus que tes larmes » lui avait soufflé Velmerys, suave et envoûtante. Comme toujours.

Les servantes de la Mort étaient perchées sur une large voiture sculptée en bois d'ébène. Derrière elles résonnait un désagréable bruit, lancinant, répétitif, de frictions et de heurts. Lentement, Helena pivota sur ses talons et lorsque ses yeux tombèrent sur la source du vacarme, ses ailes de papillon se tendirent dans son dos, et son visage se peignit d'horreur.

— V... Velmerys, appela-t-elle, la gorge nouée.

Une main se logea sur sa taille, et elle put sentir les mèches virevoltantes de la déesse caresser sa nuque.

— Qu'y a-t-il, mon Ange ?

Sans un mot, Helena tendit une main molle vers l'arrière du véhicule. D'un air apathique, la déesse du Néant suivit la direction de son doigt.

— Ah. Je vois, commenta-t-elle d'une voix plate. Celui-ci est plutôt en piteux état. Comme souvent avec celle-là.

Helena n'eut ni le temps ni l'envie de l'interroger sur l'identité de « celle-là ». Dans un mouvement fluide, répété depuis des millénaires, Velmerys quitta le toit du véhicule et laissa son corps voler gracieusement jusqu'en bas, s'immobilisant à quelques centimètres du sol. Pendant que le carrosse continuait sa course à une vitesse stable, la silhouette de la déesse, prolongée par sa robe noire infinie, flottait dans les airs, avançant au même rythme que la diligence sans produire aucun effort. C'était comme si elle était reliée à la voiture par un fil invisible.

En dessous d'elle, une corde attachée à l'arrière du véhicule traînait un poids mort, raclant le sol sablonneux à chaque embardée. Ce poids était un jeune garçon, au corps boursouflé et déformé. Il était impossible de savoir si sa peau avait été déchirée par des coups et des sévices, ou si c'était là l'unique effet du frottement du sol sur des centaines de kilomètres.

— Viens, mon Ange, l'interpella Velmerys, d'une voix étrangement douce. Ne pleure donc pas dans le vide.

Helena sentit alors les larmes brûlantes qui traçaient des sillons sombres sur ses joues et sans se faire prier plus longtemps, elle décolla à son tour du toit de la voiture. Arrivée au-dessus du supplicié, elle le souleva dans ses bras et l'entoura de ses ailes.

Lorsqu'elle ferma ses yeux noyés de larmes, elle se rappela que c'était là sa condamnation. Voilà ce à quoi elle s'était engagée lorsqu'elle avait accepté le marché proposé par Velmerys. Helena avait une tâche aussi lourde que vitale. Elle purifiait les corps des futurs défunts de ses larmes, les lavant de tout regret et remords. Cela permettait à Velmerys de les recouvrir ensuite du Voile de la Mort, leur enlevant toute trace de vie, et ramenant ainsi l'âme dans le Néant.

Elle ne savait plus depuis combien de temps elle était au service de la déesse de la Mort, mais ce dont elle était sûre, c'est qu'après tout ce temps, jamais elle ne s'était tarie de larmes pour ces malheureux. Peut-être des semaines, des mois, des années s'étaient écoulées, mais ce labeur d'arracher la vie lui crevait toujours le coeur. Elle était persuadée que jamais elle n'arrêterait de pleurer. Pour les morts, et pour elle. Ses larmes, Velmerys les appelait ironiquement « les larmes de la Mort ».

La Table des SeptOù les histoires vivent. Découvrez maintenant