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Notre lot de cadavres s'appelle Guernica, Shanghai, Nankin, Wielun, Varsovie. Louvain, Rotterdam, Rouen, Coventry, Londres «Ici, Londres !» Belgrade, Liverpool, Minsk. Chongqing, Brest, Rangoon. Singapour, Darwin, Lübeck, Malte, Cologne, Stalingrad. Hambourg, Foggia, Naples, Nantes, Kassel. Lyon, Marseille, Lille-Lomme, Cassino, Athènes, Saint-Lô. Lisieux, Budapest, Caen, Falaise, Anvers, Stuttgart, Le Havre. Manille, Dresde, Pforzheim, Berlin, Tokyo, Osaka, Kobe. Hiroshima. Nagasaki.
À l'arrière du taxi, la vieille dame regardait les bâtiments défiler. Comme elle, ils avaient connu la guerre, possédaient une âme différente des autres. Ils étaient une voix, des murmures dans le béton.
Mesut, le chauffeur, ouvrit sa fenêtre et alluma une cigarette. Des Gitanes, paquet bleu, sans filtre — « Vous ne me verrez jamais fumer autre chose. » Le vent chaud s'engouffra dans l'habitacle. Ne plus rien contrôler, le contrôle avait été si important. La vieille dame respira les embruns, observa ce coffret sur ses genoux, le miroir dans les volutes boisées, un souvenir d'exil gravé : « Mars 1945 ».
Sur ce miroir, il lui semblait apercevoir un fantôme, celui d'un vieil ami, presque d'un frère qui lui parlait dans une vieille lettre depuis la tombe :
« Les Soviétiques prennent des photos, ils les montreront à leurs petits-enfants. Ils auront le droit d'être fiers, c'est le privilège des vainqueurs.
J'espère que tu n'étais pas à Berlin.
Leurs chars dans nos rues. Barrages en bois écroulés. Camarades rouges jouant du piano sur un instrument juif.
Leur langue, partout, balaye nos murs.
Où est-ce, chez moi ? Si je suis un étranger dans mon propre pays.L'odeur de l'essence. On nous fait prisonniers. Des charrettes, des berceaux, des voitures brûlées. Ils tirent depuis le ciel, les avions russes et américains. Nos tramways sont des fantômes au milieu de la voie. La structure des immeubles s'effondre. Des arêtes et des os au milieu des décombres. De la fumée noire dans le ciel s'étire ; j'entends les derniers affrontements.
Les Soviétiques descendent dans le métro. Ils iront jusqu'en enfer pour nous trouver. Lance-flammes. Corps d'un camarade à terre. On nous jette dans la Spree.
J'ai vu une femme morte au pied d'un banc.
Ils ont leur blessé eux aussi. Les chevaux tirent les civières. Lorsqu'ils n'ont plus de chevaux, ils utilisent nos chiens.
Il y a des femmes dans l'armée russe.
Ils se sont emparés du Reichstag. Nos armes et nos casques forment un tas sur la place des éclopés. Des enfants, des vieillards, et moi. Des centaines d'autres moi de mon âge. Quelques officiers se rendent. Une ligne de prisonniers de guerre, une bande noire qui va de l'Alexanderplatz à la porte de Brandebourg en remontant Unter den Linden. Connais-tu cet endroit ? Des gamins partout, qui baissent les yeux et qui ont le cheveux gras.
De vieilles dames nous regardent passer, des corps en décomposition dans les tanks ouverts, des gens avec des matelas enroulés sur le dos, des restes sans pieds ni tête, un cadavre qui tient une grenade à la main.
Certains suffoquent dans leur sang, la tête en arrière. On entend parfois un long cri, c'est le cri d'une femme. L'hôtel Adlon est en ruine. On récupère ce qu'on peut. Des gamins trop jeunes pour avoir été enrôlés dans les Jeunesses se recréent sur les chars ennemis.
Ils boivent et jouent de l'accordéon, fument nos cigarettes, écrivent sur nos monuments. Les avions volent bas, mais l'église n'est pas tombée.
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Ce que les Murs ont vu
Historical FictionAVANT LE MONSTRE, IL Y AVAIT L'ENFANT. Dès 1926, des milliers d'enfants allemands intégrèrent les Jeunesses Hitlériennes et leurs prestigieuses écoles. Mais les vertus d'excellence, d'intégrité et de fierté révèlent bientôt de dangereuses pratiques...