9. Les fantômes de la lumière

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Au mois d'août arriva ce qui devait arriver, Ludwig eut dix-huit ans. Mis à part de nouvelles responsabilités, rien ne fut bien différent. On attendait. Le jeune adulte passa chef de dortoir, obtenant ainsi un trousseau de clefs qui menait un peu partout. Dans ses mains, celui-ci devint une échappatoire.

Durant quelques semaines, son comportement devint une fuite perpétuelle. Avec Elise, il passait des heures dans l'écurie ou la petite grange lorsque cela sentait trop fort. Il l'entraînait avec lui, et elle s'étonnait de le voir transgresser les règles. Lui disait ne rien transgresser du tout puisqu'il avait les clefs.
Le soir, ils se retrouvaient dans les cuisines vides, empruntaient une coursive qui menait à l'arrière du château. Il ne fallait pas faire de bruit.

Parfois, Ludwig l'attendait dehors près du carreau de la buanderie. Il s'amusait à lui faire peur, caché derrière la porte en bois. Certains soirs, Elise n'osait plus avancer. Elle observait l'ombre dans la coursive, entre les deux portes, un espace comme une tranchée ou un no man's land. Elle tâchait de bien regarder, ne pas se faire avoir ! Et au fond, dans l'obscurité, des reflets de lumière verte formaient une trouée vers les bois. À ce moment, il jaillissait comme un beau diable, ayant l'audace de la réprimander si elle criait trop fort :

— Ne fais pas tant de bruit ! Tu vas réveiller tout le château.

— Tu n'as qu'à pas te planquer là, disait-elle. Quel âge as-tu ? Douze ans ?

— De quoi j'aurai l'air, si tu réveilles les gardiens ?

— C'est toi, l'gardien.

— Les vrais gardiens, les officiers ! Espèce d'idiote...

— La ferme, Luz.

« Ils ont signé à Moscou » déclara Ludwig.
« Ça ne me plaît pas particulièrement, mais mieux vaut les avoir de notre côté. »

Un peu fatiguée, Elise cligna des yeux, opina simplement.

« Tu sais ce qu'a dit Goebbels ? » repartit-il. « Il dit que les nôtres sont persécutés en Pologne. Les Allemands qui vivent là-bas, ils sont massacrés ! Saletés de Polaks, attends que j'en voie un... »

Dans la grange, le jeune homme plaça ses mains devant la bougie et dessina un oisillon. Celui-ci se mit à battre des ailes avant de s'envoler pour quitter le nid.

Ludwig le fit s'écraser après une plongée à pic.

— On dirait de petits lutins, remarqua Liz en voyant danser la flamme.

— Quoi donc ?

— Les fantômes de la lumière...

Le ​Jungmann eut l'air sérieux, puis se mit à ricaner comme s'il ne la comprenait pas.

C'était plus facile. Lorsque quelque chose le touchait, parlait en lui, il préférait se moquer et rire, ne pas parler davantage. Il prenait un air désinvolte qui passait pour de la fierté, puis il reprenait le contrôle.

— Tu es si fantasque, chuchota-t-il. C'est mauvais.

— ​Mauvais​, répéta-t-elle. Je suis si mauvaise que ça à tes yeux ?

Lorsqu'il releva la tête, la mine de petite fille renfrognée qu'il pensait découvrir sur son visage n'était qu'un sourire moqueur.

Il la considéra sans répondre, puis une pointe de chaleur lui ceintura le ventre.

Allongée sur la paille, la poitrine de la jeune fille alternait ces mouvements d'inspiration et d'expiration, un rythme tranquille et régulier devenu ensorcelant.

— J'en ai assez, annonça Ludwig, rentrons.

Elise se redressa sur les avant-bras :

— Quoi, tu as peur ?

Dans ses yeux était apparue la jubilation du vainqueur.

— ​Peur​ ? répéta Ludwig l'air de rien.

— Ne me prends pas pour une idiote.

Il se leva et s'essuya les mains.

— Je n'ai pas peur de la guerre, répondit-il.

— Je ne te parle pas de la guerre.

À la lueur de la lanterne, il posa les yeux sur elle.

— Il est tard, déclara-t-il, il faut rentrer.

Elise se leva à son tour et vint devant lui.

— Tu vas partir, murmura-t-elle, c'est Baldur qui me l'a dit.

Il acquiesça sans parvenir à s'éloigner. Elle le fixait, les yeux rivés sur sa bouche. Elle ne le touchait pas, mais il avait l'impression d'être plein d'elle.

— Tu n'allais pas me dire au revoir..?

Elle-même ne savait pas s'il s'agissait d'une question.

Ludwig demeura silencieux. À son tour, il l'embrassait du regard, perdu au bord de ses lèvres, l'arrondi du menton, le cou palpitant, le creux de la poitrine.

La guerre allait vraisemblablement éclater, et les ​Jungmannen avaient été appelés à s'entraîner, formés par l'organisation qu'ils avaient choisie.

— Je ne pars que dans une semaine, souffla-t-il en reculant.

Il tira sur son veston, lissa ses tempes d'un geste rapide.

— Où est-ce que tu vas aller ? demanda-t-elle.

— Chez moi, à Wilhelmshaven. (Elise hocha la tête, puis baissa les yeux.) C'est ce qu'on a toujours voulu, non ? Toi aussi, bientôt, ils t'appelleront.

Dans le silence de la grange, ils se considérèrent avec gravité.

Ce que les Murs ont vuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant